L’Herboriste sombre
Testeur de trames
de Michael Atamanov
Release - 14 novembre 2019.
Pre-order - https://www.amazon.fr/dp/B07WNB3CYR
Testeur de trames
« AVEZ-VOUS DEJA JOUE à Boundless
Realm ? » me questionna le recruteur d'âge mûr, entamant cet
entretien par la question tant redoutée.
Dans l'offre d’emploi, l’une des conditions à remplir
était sans équivoque : « Ne doit jamais avoir joué à ce jeu. »
Si j'avais répondu « oui », il y avait fort à parier que cela aurait
tué dans l’œuf cet entretien.
« Et avez-vous déjà joué à un autre jeu en ligne
connu, hum… Timothy ? » demanda-t-il, découvrant enfin mon nom sur
l’écran en face de lui. Sa longue journée touchait presque à sa fin. Il devait
être fatigué.
« Oui bien sûr. Je suis un gamer depuis près de six
ans, maintenant. J’ai
pas mal bourlingué dans Kingdoms of Sword and Magic. »
« Gamer… » marmonna-t-il avec dédain. Ce jargon
ne semblait pas trop à son goût. L'homme fronça le sourcil, perplexe. « Et
ça se passait comment dans le jeu de notre concurrent ? Avez-vous accompli
quoi que ce soit de notable, Timothy ? »
Lui devais-je la vérité ? Où était-ce une erreur de
trop en dire à un parfait étranger ? Malgré mes réticences, je décidais de
m'y risquer :
« Ces cinq dernières années, ce fut ma seule source
de revenus. Je n'ai certes pas gagné assez pour m’offrir un yacht luxueux ou
une villa sur une île tropicale, mais c’était bien assez pour vivoter et
financer mes études. »
« “Certes pas assez pour un yacht”, c’est à
dire ? » s’enquit-il. Contre toute attente, l’homme se mit à glousser.
« Les meilleurs joueurs de Boundless Realm gagnent assez pour
s’offrir un simple navire de haute mer. Mais à ma connaissance, dans KSM,
retirer de l'argent virtuel était contraire au règlement. Pouvez-vous m'en dire
plus, Timothy ? »
Mauvaise réponse, peut-être. J’avais perdu l’occasion de
me taire. Était-ce la fin ? Allais-je être congédié ? Cela dit,
l’homme n’insista pas. À l’inverse, il posa même une question radicalement
différente :
« Alors pourquoi avoir abandonné KSM ? Bon, je
crois qu’on peut zapper la question. C’est évident. Le nombre de joueurs actifs
a chuté drastiquement. De plus en plus de gens l’ont abandonné au profit de Boundless
Realm. C'est plus ludique, plus réaliste, après tout. L'argent a dû
simplement s’évaporer. »
Je me contentais d'acquiescer en silence, n’ayant rien de
plus à ajouter. Auparavant, notre clan pouvait réunir de cinq à sept-mille
joueurs pour lancer des raids JcJ en territoire ennemi ou terrasser des boss
surpuissants. Mais cette époque était révolue. Pas plus tard qu’hier, réunir
quinze joueurs pour prendre d’assaut un château adverse ne relevait pas de
l’exploit avec, dans le groupe, trois noobs inscrits depuis à peine une
semaine. Mais on avait… quand même conquis le château ! Le seul défenseur
survivant du camp adverse semblait soulagé de se délester d’un tel fardeau,
nous avait souhaité bonne chance et avait même tenté de nous transférer son
compte vu qu'il s’apprêtait à partir pour rejoindre Boundless Realm.
Ce fut l’une des raisons qui me poussèrent à quitter ce
bateau à la dérive avant que la compétition ne le réduise en épave sous-marine.
Quel dommage, voilà que tout mon argent investi dans le jeu allait à vau-l’eau.
À vrai dire, j'avais hérité de l'appartement familial après la mort tragique de
mes parents, mais cela m’avait servi à rembourser les frais médicaux de ma
sœur. Il me restait tout de même une somme décente, que j’avais décidé
d'investir dans une propriété virtuelle non loin d’une capitale de Kingdom.
À l’époque, Kingdoms of Sword and Magic était en plein essor, et un tel
investissement me semblait tout à fait sûr.
Qui aurait pu prévoir que, deux semaines après mon
acquisition risquée, la corporation Boundless Realm, jusqu’alors
méconnue, allait inaugurer son propre serveur de jeu ? Et quelqu’un
aurait-il misé sur le fait que la corporation prendrait une telle ampleur et
s’enrichirait à ce point-là en l’espace de trois ans, attirant des centaines de
millions de joueurs du monde entier dans leur univers d’un réalisme à couper le
souffle ? À ce moment-là, la valeur de ma propriété virtuelle dans Kingdoms
avait dégringolé, tant et si bien que le temps consacré à la bâtir ne se
justifiait plus.
L'employé RH examina mon CV quelques minutes, puis leva
les yeux vers moi pour m'annoncer, le sourire aux lèvres :
« Paladin humain niveau trois cent dix, archer elfe
noir niveau deux cent soixante-dix, mage demi-elfe niveau cent
quatre-vingt-dix… Pas mal, pas mal du tout. Au fait, Timothy, saviez-vous que,
dans Boundless Realm, un joueur est limité à un seul personnage, et
qu’on ne peut ni le modifier ni le supprimer ? C'est le meilleur moyen de
veiller à ce que nos joueurs s’approprient et se familiarisent avec leurs
personnages tel que nous le souhaitons. De cette façon, l’univers du jeu
devient leur réalité. »
Je me contentais d'acquiescer en silence. Comment
aurais-je pu l’ignorer… ? Cela avait été ma plus grande source
d’inquiétude lorsque j’avais vu pour la première fois une offre d’emploi :
testeur de trames dans le jeu en ligne Boundless Realm. Le hic, c'est
que j'avais déjà essayé de jouer à Boundless Realm. Mais cela
faisait déjà plus de trois ans. À l'époque, le jeu était encore en bêta ouverte
et avait l’air « mal dégrossi » à mon goût. Il n'y avait ni campagnes
d’entraînement, ni guides de jeu, ni conseils in-game. Dans la zone où j'avais
commencé, tout était un peu trop grossier, trop inabouti. Ni « horizons
captivants et radieux » ni « couchers de soleil envoûtants et
réalistes, » contrairement à ce que leurs trailers actuels annoncent. À
l'époque, Boundless Realm n’avait rien de tout cela.
Et puis ma partie n’avait duré que sept minutes. J’avais
créé un barbare niveau un muni d'une hache à deux mains, et en quittant ma zone
de départ, à proximité du village, j’avais dû affronter une horde de chauves-souris
vampires d’un niveau avoisinant les soixante-dix. Une seconde plus tard,
j'étais mort. On m’intimait de patienter une heure avant de pouvoir regagner le
lieu de respawn, alors j’agonis d’injures ce jeu déséquilibré et bancal avant
de le supprimer de mon ordinateur. Mais là, j'espérais fort que cette brève
expérience ne nuirait pas à ma candidature de « testeur de trames dans un
jeu vidéo, » formulation officielle de l'offre d’emploi pour laquelle je
postulais à ce moment-là.
« Que dire, Timothy ? Vous avez une solide
expérience dans le domaine du jeu vidéo, aucun déséquilibre physique ou
psychique. Rien ne s’oppose à ce que nous vous engagions au sein de notre
corporation, » déclara l’homme qui me sourit encore et me montra une tablette
d’ordinateur sur laquelle s’affichait un sondage. Il m’invita à prendre place
dans la petite salle attenante, remplir le questionnaire, puis attendre le
début de la réunion préparatoire.
Je pénétrais dans la pièce, sortis mon portable et,
mimant un selfie devant le poster d’un dragon bleu des mers, j’envoyais un
message :
« J’ai réussi l’entretien. »
Aussi sec, mon téléphone vibra faiblement. Réponse :
« Pas trop vite, ils t’ont offert quoi ? Je
vais me renseigner dans les forums. »
Ensuite, je m’assis et je me mis à cocher des cases sur
la tablette. Le sondage abordait des tas de questions concernant ma santé, ma
vie de famille, mon casier judiciaire et mes mauvaises habitudes de vie. La
seconde moitié du sondage changeait radicalement de ton et servait visiblement
à définir le personnage le plus en adéquation avec ma personnalité.
Non loin de moi, d’autres candidats martelaient leurs
tablettes. La plupart de ces individus, hommes et femmes, avaient plus ou moins
le même âge que moi, à l’exception d’une poignée de personnes plus âgées, dont
quelques séniors. Il me fallut peu de temps pour me faire une idée générale de
l’ambiance professionnelle qui m’attendait. J’y voyais des étudiants expulsés
pour absentéisme ou recalés à leurs examens, des employés de bureau licenciés,
d’infortunés courtiers, des aficionados du jeu vidéo aux abois et des retraités
désespérés qui étaient là, faute de mieux... Globalement, j’étais entouré de
paumés qui n’avaient pas su se faire une place dans le monde réel.
Je ne me considérais pas moi-même comme un paumé, mais il
fallait admettre que j’étais naturellement assorti au groupe. J’avais déjà
vingt-deux ans, mais j’étais sans emploi, sans petite amie, sans argent, et
sans maison à moi. Du coup, il n’était pas facile de différencier leurs profils
du mien. Je devais avoir la tête bien rivée sur les épaules. J’étais diplômé en
chimie fondamentale. J’étais capable d’entretenir une conversation, je n’étais
pas particulièrement laid, et j’étais assez doué en sport. En outre, j’avais eu
moult occasions de flirter avec la gent féminine, mais étrangement, toutes mes
copines avaient fini par me larguer pour un autre. Souvent quand elles
découvraient que j’avais pris sous mon aile ma sœur invalide, paralysée des
jambes, elles prenaient la poudre d’escampette. C’était dommage, mais jamais je
n’aurais accepté de troquer ma sœur chérie contre ces Barbies écervelées.
Ma sœur Valéria avait onze ans au moment de son accident.
Mon père conduisait alors une voiture volante qui percuta de plein fouet celle
d’un voleur en délit de fuite. Le choc et la chute consécutive sur trente
mètres tuèrent ma mère et mon père sur le coup. Ma plus jeune sœur, elle,
perdit ses deux jambes, souffrant de lacérations multiples et de fractures des
os. Le constat des forces de l’ordre, déclarant mon père non responsable du
crash, n’était d’aucun réconfort. Il m’avait fallu vendre notre appartement bien situé en
ville pour rembourser le traitement de Val et couvrir d’autres dépenses.
Pour le bien de ma sœur, j’avais fait une croix sur mes
parents, mais aussi mes amis, les psychologues, et le reste du monde. Le plus
dur à encaisser, ce fut juste après l’accident. Valeria souffrait de douleurs
chroniques, au point de perdre toute raison de vivre. À plusieurs reprises,
elle m’avait supplié de lui administrer des somnifères pour ne jamais se
réveiller. Je fis mon possible pour lui donner du baume au cœur et la dissuader
de mettre fin à ses jours et, jour après jour, ma sœur retrouva goût à la vie.
Nous avions tenté différentes approches pour lui remonter le moral, mais les
balades étaient ce qu’il y avait de plus efficace. Nous résidions à côté d’un
grand parc où il faisait toujours bon se promener. Hélas, peu après, nous fûmes
contraints de quitter le centre de la métropole, faute de moyens, pour nous
installer en périphérie. Très vite, Val rechigna à poursuivre nos promenades.
Ma sœur ne supportait plus les moqueries et les railleries des enfants du
voisinage. Ils la traitaient d’infirme, allant même jusqu’à lui balancer des
pierres. La coupe était pleine.
Puis elle trouva un nouveau moyen de s’évader. Les
univers vidéoludiques virtuels sur PC étaient un sas de décompression où elles
pouvaient à nouveau contempler la beauté des paysages. Ce nouveau passe-temps
n’était en revanche pas très lucratif. À vrai dire, c’était plutôt l’inverse.
La situation s’empira les derniers mois, quand l’univers du jeu que nous avions
choisi des années auparavant, Kingdoms of Sword and Magic, manifesta les
premiers signes du déclin...
Je secouais la tête pour chasser les idées noires, et me
replongeais dans mon sondage. Répondant aux questions sans difficulté, je
m’arrêtais au tout dernier point : « Moyen de paiement désiré ».
Deux options s’offraient à moi : le revenu mensuel fixe ou la possibilité
de retirer l'argent virtuel pour l’échanger contre de l'argent réel. Dans Boundless
Realm, à l’instar de tous les MMO, on était seulement autorisé à verser de
l'argent au studio. On pouvait placer de l'argent réel dans le jeu, mais il n'y
avait aucun moyen de le récupérer. Seuls les employés de la corporation
échappaient à la règle. Ils avaient le droit de retirer l'argent virtuel du jeu
en lieu et place d'un vrai salaire, s’ils l’avaient choisi.
Pour ma part, cette option était le moteur qui m’avait
incité à travailler pour la corporation Boundless Realm. Soyons honnêtes,
aucune entreprise en bonne santé n’était prête à offrir un salaire régulier aux
minables présents dans la même salle que moi ce jour-là. Sauf avec un moyen
légal de convertir l’argent virtuel en argent réel... Rien ne présageait de la
suite. Mon personnage pourrait s’enrichir dans le jeu, par exemple. Ce qui
remédierait une bonne fois pour toutes à mes ennuis financiers dans la vie
réelle. Cela dit, ma sœur et moi étions tout à fait conscients que pour un
veinard, des milliers de personnes allaient droit dans le mur et verseraient
sang, sueur et larmes pour un travail qui, en définitive, serait moins rentable
que le SMIC. Mais nous avions fait ce choix en toute conscience et d’un commun
accord.
La femme d'âge mûr assise à mes côtés, joufflue, avec ses
airs de comptable, me donna un coup de coude. Elle voulait qu’on lui explique
« charisme » et, chuchotant bruyamment, interrogeait tous ses voisins
sur le sens de ce terme. Je n’entendis pas la réponse du type assis en face
d'elle, mais il semblait se contenir pour garder son sérieux. Le visage de la
femme s'empourpra, et elle se mit à marteler sa tablette à la vitesse d'une
imprimante tout en dissimulant ce qu'elle écrivait de la main gauche. Je
secouais la tête. Eh bien, si le calibre de la compétition était de cet
ordre-là… Je cochais résolument l’option « Retirer l'argent
virtuel ».
Bon, choix validé. Plus de retour en arrière possible. Je
m’efforçais tout de même de dissiper l’impression de terreur rampante à l’idée
de mon compte en banque vide. Et pas seulement parce que j'étais fauché.
J’avais aussi contracté un emprunt avec intérêts qui s’accumulaient au fil du
temps. Si je ne remboursais pas dans les semaines à venir, la banque bloquerait
ma carte. Par-dessus le marché, ma sœur et moi n'avions pas payé le loyer
depuis trois mois. Notre propriétaire nous menaçait déjà d’expulsion. Il serait
extrêmement dur de nous dépêtrer de cette situation sans un salaire fixe.
Mais je décidais de relever le défi, comme le jour où
j'avais acquis une propriété virtuelle dans Kingdoms of Sword and Magic.
Mais cette fois, l’enjeu n’était pas un appartement à deux chambres dans un
quartier chic, mais tout ce qu'il nous restait, à ma sœur et moi.
*
* *
« Allez. Bienvenue à tous ! » Un homme,
teint basané, cheveux foncés et bouclés, élégamment vêtu, se dirigea tout à
coup vers la petite estrade. « Je m’appelle Alexandro Lavrius. Je suis le
directeur des Opérations Spéciales pour la corporation Boundless Realm.
Et vous avez été sélectionnés pour travailler sous ma direction en tant que
testeurs de trames pour un jeu vidéo. Il a un souci, ce micro ? »
Le microphone émettait un couinement irritant qui
résonnait dans mes oreilles. La jeune assistante du directeur, l'air effrayé,
accourra prestement sur la scène pour ajuster le microphone attaché au col
d’Alexandro. Le directeur toisa sa subordonnée, les yeux pleins de futures
remontrances, et poursuivit :
« Bon, voilà qui est réglé. Tout d’abord, une courte
présentation. Le jeu virtuel Boundless Realm que vous allez explorer est
très vaste. Contrairement à ce que son nom indique, il n’est pas infini, mais
sa superficie est tout de même vaste. Comme il l’est plus que notre Terre,
autant dire que vous pourrez voyager et partir en quête de nouveaux sites intéressants
de façon quasi illimitée. Pour l’heure, Boundless Realm accueille pas
moins de deux cent quarante millions de joueurs, et en gagne entre deux et
trois millions par mois. Notre corporation aurait pu se reposer sur ses
lauriers et se contenter d’engranger les profits. En fait non. Notre système de
gestion met sans cesse au point des projets novateurs, toujours plus
grandioses, et le développement du jeu est toujours en plein essor. Cependant,
le service de planification a signalé une prise de risque sur le moyen terme,
et le comité de direction confirme l’existence d’une telle menace.
Deux obstacles majeurs en ressortent. Premièrement,
malgré la myriade de peuples différents dans Boundless Realm et la
singularité de leurs caractéristiques, soixante-dix-huit pour cent des joueurs
préfèrent incarner des humains. C'est clairement déséquilibré. Et vu que
dix-sept pour cent d’entre eux jouent différents types d’elfes et demi-elfes,
contre trois pour cent de nains, on identifie clairement le nœud du problème.
Ceux qui choisissent les peuples restants, et il en existe plus d’une centaine,
représentent seulement deux pour cent des joueurs.
Les raisons d'une telle disparité sont nombreuses. Déjà,
les nouveaux joueurs potentiels n’ont quasiment aucun exemple positif de
joueurs qui ont choisi les peuples les plus impopulaires. Et cela s’explique
par le fait que les forums du jeu foisonnent de guides sur les paladins
humains, les archers elfes sylvains, les mages elfes noirs et les assassins
demi-elfes. Il n’est pas surprenant que les nouveaux joueurs redoutent de
s’engager dans une voie incertaine. Comme ils sont limités à un seul
personnage, ils refusent de s’y risquer. La conséquence regrettable est que les
nouveaux joueurs ont tendance à créer des paladins humains, des archers elfes
ou des nécromanciens elfes noirs, alors que notre univers en regorge déjà. Les
utilisateurs existants perdent, à juste titre, le sentiment d’être singuliers
et leur intérêt pour le jeu car, jour après jour, ils croisent des copies parfaites
d’eux-mêmes.
Le second problème se situe au niveau du choix de
résidence. Face à nos joueurs s’étend un royaume à perte de vue, un Boundless
Realm, qui peut même s’agrandir au besoin. En outre, la carte actuelle est
à peine exploitée : quatre-vingt-dix pour cent des joueurs résident dans
l’une des quelques mégalopoles gigantesques en périphérie immédiate. Les
raisons d'une telle surpopulation sont nombreuses, mais celles qui président
sont intrinsèquement économiques. En ville, les ressources sont accessibles,
l'argent circule, il y a des banques où les joueurs peuvent stocker leurs biens
en toute sécurité. C'est pourquoi, malgré le coût plus élevé des biens
immobiliers et des ressources sur place, les joueurs continuent d’affluer en
nombre vers ces villes pour y élire domicile. Des millions de sites sublimes,
créés par des artistes talentueux, avec une profusion de missions uniques et
d’habitants, restent inexploités. En outre, nous constatons une insatisfaction
croissante parmi les joueurs, car “il n'y a plus rien à découvrir et c’est
saoulant à la longue.”
Où je veux en venir ? Vous l’aurez sans doute
compris, aucun d'entre vous ne pourra choisir des personnages humains ou elfes,
et aucun n’incarnera un énième chevalier ou un énième archer. Par ailleurs,
vous débuterez la partie en des contrées éloignées et hostiles, et accéder aux
zones surpeuplées s’avèrera très, très problématique. D’ailleurs, notre
entreprise condamnera sévèrement de tels comportements. Vous aurez tous un
départ alternatif dans le jeu, de sorte qu’affronter des périls et obstacles
sera fort probable, et non fortuit. Nos groupes témoins ont prouvé que les
défis à surmonter créent un point d’ancrage qui retient les joueurs plus
longtemps dans l’univers du jeu. Nous espérons à terme que tous les néophytes
feront leurs premières armes dans ce type de zone, ainsi l’une de nos missions
sera de vérifier si votre personnage est capable de survivre et d’évoluer en
milieu hostile.
Votre groupe fait partie de ceux qui ont été sélectionnés
ces dernières semaines pour tester de nouvelles combinaisons de peuples et de
classes atypiques, encaissant coups et blessures au passage. Mais il va aussi
falloir créer des guides accrocheurs qui décrivent de façon convaincante les
vertus de vos peuples, classes et professions si singuliers. Que les choses
soient claires : rares sont ceux qui passeront la période d’essai et
seront engagés comme permanents, car notre corporation est en quête de
personnalités et de trames qui susciteront l’engouement parmi les joueurs
actuels et en devenir. Cela dit, même si vous ratez la période d'essai, vous
engrangerez une expérience précieuse dans le domaine du jeu vidéo, et c’est
l’occasion de jouer en immersion dans Boundless Realm en profitant des
technologies dernier cri.
À présent, vous allez recevoir vos cartes d’affectation
de personnages, automatiquement sélectionnées par le système en fonction des
résultats du test d'aujourd'hui. Puis vous aurez le temps de poser vos
questions à mon assistante. Suite à cela, rendez-vous au service RH avant la
fermeture des bureaux pour signer vos contrats et vous atteler dès demain à la
tâche. »
« On peut commencer à jouer dès
aujourd’hui ? » interrogea un garçon au visage pâle et joufflu,
émaillé de son acné juvénile.
Alexandro Lavrius leva les yeux derrière nous pour
regarder l’horloge murale, posa discrètement une question à sa jeune
assistante, et répondit :
« Vous pourrez commencer après la signature du
contrat. Gardez aussi à l’esprit qu’en ce moment, il est seize heures dans Boundless
Realm et que la nuit tombe à vingt et une heures. Après cette réunion, vous
irez au service RH, on vous montrera votre station de travail et on vous
expliquera le fonctionnement de la capsule de réalité virtuelle. Il vous faudra
ensuite créer un personnage, commencer les missions d'entraînement puis
explorer le monde principal… Il vous restera peu de temps pour vous trouver un
abri où passer la nuit. La nuit dans Boundless Realm, en-dehors des
villes et lieux sécurisés, est rude et hostile. Vous avez de fortes chances de
finir dans l’estomac d’une créature. Auquel cas vous perdrez une partie de vos
points d’expérience et vous aurez une heure pour respawner. Mais si vous voulez
prendre ce risque et vous mettre directement dans le bain, je n'y vois pas
d'inconvénient. Si vous survivez à la première nuit, l’expérience sera
bénéfique pour vous et pour votre carrière de testeur. »
*
* *
Herboriste gobelin ??? J’examinais la carte que je
venais de recevoir, perplexe. Je m’emparais alors de mon smartphone pour me
renseigner sur les Gobelins dans Boundless Realm. Le premier lien me
récompensait de la description qui suit, extraite d'un forum :
« Les Gobelins sont de viles créatures qui aiment
jouer des tours, saccagent les potagers et attaquent les aventuriers esseulés.
Heureusement les Gobelins sont si frêles qu’un noob saura en venir à bout. On
trouve parfois des villages entiers de Gobelins. Ils sont une source
d'expérience non négligeable et un moyen facile pour les néophytes de faire du
level up. Étrangement, les développeurs ont rendu ce PNJ jouable. J'ai du mal à
imaginer un joueur assez idiot pour choisir cette immondice verdâtre, avec ses
malus ultra restrictifs en intelligence et en force, au point qu’il peut d’ores
et déjà renoncer à devenir un mage ou un guerrier digne de ce nom. D'un point
de vue purement théorique, je peux imaginer un joueur Gobelin se spécialisant
pour être archer ou arbalétrier en raison de ses bonus en agilité et en
perception, mais je n'ai jamais rencontré de joueur assez fêlé pour relever le
défi, étant donné que tous les types d’elfes jouissent de bonus plus puissant.
Et puis, ces abjections vertes souffrent d’un sérieux malus d’affinités avec
les humains, du coup il peut renoncer à aller dans les zones par défaut du jeu. »
Sachant que ce texte était accessible à tout joueur
aspirant à jouer Gobelin, pourquoi les développeurs de Boundless Realm ne
comprenaient-ils pas cette réticence généralisée ?!
L’auteur de ce texte avait pour pseudo : le Bûcheron
infesté. D'après son compte sur le forum, il jouait Druide humain niveau deux cent
quatre. Je consultais par curiosité les sept liens suivants dans le moteur de
recherche, mais j’obtenais partout des résultats tout aussi détestables.
J’avisais ma sœur par message du personnage que l’on m’imposait, puis je
continuais à compulser les guides sur les Gobelins et l'herboristerie.
Mon attention fut détournée par un bruit étrange non loin
de moi. Je levais la tête. Alors que le directeur était parti depuis belle
lurette, la dame aux airs de vieille comptable, celle qui se renseignait sur le
charisme, se querellait avec l’assistante.
« Un souci avec le personnage que l'on vous a
affecté ? » interrogeait l’employée d'un ton calme, presque monotone.
« Vous voulez rire ?! Une danseuse
dryade ! J'ai lu dans les forums que les dryades sont nues ! Un peu
de jugeote, voyons ! Moi qui pensais postuler comme employée de bureau...
Je peux admettre que votre planning a des failles, mais de là à travailler
comme strip-teaseuse... ! »
L'assistante du directeur était déjà à bout depuis
l'incident du microphone, et une pointe d'agacement transparaissait dans sa
voix :
« Le système a établi que cette combinaison de
peuple et de classe serait optimale pour vous. Si cela vous déplaît, je suis
dans le regret de vous annoncer que votre période d’essai s’achève là et que
vous serez la première à quitter le groupe... »
Le visage du garçon qui lui avait expliqué plus tôt le
sens de charisme s’éclaira d’un sourire goguenard. Si le système en était
arrivé à cette drôle de conclusion, c’est qu’il avait dû l’induire en erreur.
L'assistante tendit la main avec insistance, prête à reprendre la carte de
personnage des mains de la dame mais, à cet instant, une voix de jeune femme
retentit dans les rangs du fond :
« Attendez ! Je peux échanger mon personnage
avec le sien ? » Une jolie fille bien fichue, aux longs cheveux
châtains foncés tressés jusqu'à la ceinture, se leva pour s’acheminer vers
l’estrade. « J'ai fait des recherches préliminaires sur les dryades. Même
si leurs slots d’équipements sont réservés aux bagues et bracelets, le bonus de
leur peuple compense le reste. En plus, la classe des danseuses a l’air d’être
faite pour les dryades. Après tout, elles ont un bonus en attractivité,
en charme, et à la réaction de tout individu du sexe opposé. »
L’assistante confirma :
« Tout à fait. C’est un sérieux atout, et ce
personnage peut cumuler pas mal de points d’expérience. Et puis la voie de la
dryade danseuse est on ne peut plus atypique. Il n’existe aucun guide à ce
sujet, et si vous êtes capable de faire évoluer ce genre de personnage, vous
passerez la période d’essai haut la main. »
La femme aux allures de comptable grimaça et marmonna,
dépitée :
« Bon, on vous a refilé quoi comme cochonnerie… On
peut difficilement faire pire que la danseuse exotique. » Elle arracha la
carte épaisse des mains de la fille et lut. « Oh oui, oui, oui ! Un
Gnome banquier ! Le rêve de toute ma vie ! »
La femme d'âge mûr fut à deux doigts d’embrasser la jolie
fille qui avait troqué sa carte contre la sienne. Puis j’entendis les gens
s’écrier autour de moi :
« Quelqu'un veut échanger un Troll
cannibale ? »
« J’échange mon Hobgoblin filou contre n’importe
quelle autre classe ! »
« Quelqu'un veut un Orque astrologue ? Je
l'échange contre un personnage de mêlée ! »
Sans attendre la fin de cette foire aux monstres, je me
levais pour gagner le service RH. Mon Gobelin herboriste n’était peut-être pas
si mal, finalement. J'étais satisfait du sort qui m’était réservé.
*
* *
Si je tentais tant bien que mal de dissimuler mon
ressenti, j'étais bluffé par l'opulence et le luxe qu'arborait la corporation Boundless
Realm. Elle possédait un
immense gratte-ciel qui semblait également s’étendre en une multitude d’étages
en sous-sol. Alors que l'ascenseur descendait, je remarquais que des étages ne
correspondaient à aucun bouton sur le panneau. Mais je les voyais à travers les
vitres transparentes des portes de l'ascenseur. Une légion de gardes armés
jusqu'aux dents, avec gilet pare-balles et masques à gaz, faisait le piquet.
Arthur, l'aimable technicien chargé de me déposer à ma station de travail,
m'expliqua que ces étages souterrains étaient impénétrables pour de simples
mortels tels que nous. Qu’ils hébergeaient le saint des saints de la
corporation : les serveurs du jeu. Et qu'il était plus dur d’y entrer que
de s’infiltrer dans une chambre forte remplie d'or. Ces étages techniques
étaient truffés d'une pléthore de systèmes de sécurité et saturés d’un gaz
toxique pour dissuader tout criminel de tenter une intrusion.
Sans faire halte nous passâmes devant la rampe de
stationnement souterraine. Voitures luxueuses et bolides volants en surnombre y
étaient parqués. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent à l'étage des testeurs,
et là, le département informatique : une vaste salle à perte de vue, aux
multiples passerelles le long desquelles étaient alignées de petites cabines
d'aspect identique. Arpentant l'une de ces longues plates-formes, Arthur et moi
nous stationnâmes devant une porte translucide. Je regardais fixement
l'inscription dessus : « 4-16A. »
« Quatrième étage, côté A, cabine seize. C'est ici
ton lieu de travail. Entre, prends tes marques et retire ta veste, »
expliqua-t-il, pointant du doigt une chaise et un portemanteau mural sans pour
autant entrer. « Chaque cabine est équipée d'un bureau rétractable et d'un
réfrigérateur intégré pour stocker tes repas et grignoter avant le travail. Tu
trouveras des w.c. toutes les cinquante cabines, et tout au bout de chaque
passerelle, des salles de douche. Mais chaque rangée comporte trois cents
cabines, donc ne compte pas trop sur la disponibilité des douches, surtout en
soirée vers la fin d’un quart. Allez, bonne chance ! »
Alors qu'Arthur prononçait la dernière phrase, son regard
se détourna de moi à la faveur d'une femme jolie, glamour même, à l'abondante
chevelure rousse, fière, qui passait devant ma cabine. Elle portait une longue
robe vert émeraude, des talons aiguilles et un chapeau à large bord. Ses doigts
aux bagues serties de gemmes étincelaient dans ma direction et captivaient mon
regard. La dame ne s'arrêta pas pour regarder Arthur. Elle ne semblait pas non
plus me remarquer. Elle parcourut encore une quinzaine de mètres, puis fit
halte devant une porte standard, semblable à la mienne. Sa clé électronique
émit un bip, puis la fille mystérieuse s’engouffra dans sa cabine.
« Qui est-ce ? » chuchotais-je au
technicien, raide comme un piquet.
Arthur revint brusquement à la réalité, en frissonnant.
« Elle ? Qu’est-ce que j’en sais ? Elle
travaille ici. Elle arrive le soir et repart dans la matinée. Elle doit jouer
un personnage nocturne. Visiblement c’est une joueuse talentueuse qui gagne
bien. Une fois, j’ai vu sa place de parking au sous-sol. Elle conduit une
voiture de sport luxueuse, que je ne pourrais pas me payer avec toute une vie
d’économies. Mais le personnage qu’elle joue, j’en sais rien. On n’a pas accès
à vos avatars, on installe l’équipement, c’est tout. Pourtant, d’habitude, les
joueurs de haut niveau disposent de bureaux personnels dans les étages
supérieurs du bâtiment, mais elle trouve sans doute plus confortable de
descendre directement depuis sa place de parking. Bref. Déshabille-toi, que je
prenne tes mesures pour ta combinaison et ton casque à capteurs. »
Juste après que la porte se soit refermée derrière
Arthur, je sortis mon téléphone pour dire à ma sœur que j’étais prêt.
« Ouvre la console et donne-moi le numéro de la
capsule de réalité virtuelle et de la session de jeu. Je vais tenter de me
connecter. »
Je saisis une commande technique au clavier et fit un
cliché avec la caméra de mon téléphone.
« Attends cinq minutes pour qu’on commence en même
temps. »
J’enfilais la combinaison hérissée d’électrodes avant de
prendre place dans la capsule de réalité virtuelle. Consultant le minuteur sur
le petit écran, je patientais cinq minutes, puis refermais le couvercle de la
capsule de réalité virtuelle, me déconnectant de la réalité. L’écran s’éclaira
sous mes yeux...
*
* *
Dégâts subis : 2757 (Morsure de chauve-souris
maudite)
Vous êtes mort
*
* *
Bon sang, c’était quoi ça ?! Ce message avait surgi
dès le chargement de l’écran ! L’image se dissipa peu à peu, et tout
s’obscurcit autour de moi. Une minute s’écoula, puis une autre, et peut-être
une autre encore. Rien ne se passait. Comment ça ? Pas d’interface de jeu,
pas de fenêtre de menu, le noir complet, partout. De toute évidence, il y avait
un souci. Les chauves-souris ! Bien sûr ! C’était ma toute dernière
vision lors de ma brève partie en tant que barbare. En gros, on me sortirait de
ma capsule et j’allais être licencié pour avoir menti à l’entretien.
Le monde autour de moi reparut subitement, et la fenêtre
de création de personnage s’afficha à l’écran. Ouah, c’était moins une. Donc,
qu’avais-je là ? Un herboriste Gobelin, niveau un. Je ne pouvais modifier
ni le peuple ni la classe.
Nom du personnage : Amra.
Encore une fois, j’étais ruisselant de sueur froide. Lors
de la création de mon barbare, le premier nom qui me vint à l’esprit fut
« Conan », en hommage au célèbre barbare de la télé, mais c’était
déjà pris. Puis, j’avais cherché un autre nom qu’utilisait le célèbre héros,
« Amra », et celui-là était dispo. Autant que je sache, les règles du
jeu avaient changé ces trois dernières années et, dorénavant, tous les
personnages devaient avoir des noms composés en deux parties : « Tony
Cœurnoir », « Félix Faufile_Serpent », « Ellie
Trop_Belle. » Ce genre de choses. Mais mon pseudo à moi était unique, et
en plus, ne faisait que quatre lettres...
Un noob au nom unique ? Cela m’aiderait sans doute à
camoufler mon affiliation à l’entreprise. Je n’étais pas non plus opposé au
principe. Qu’il était agréable de se sentir unique ! C’était le moment de
gérer mon apparence et mes stats.
Un visage vert m’observait. Il était constitué d’une
grande paire d’yeux et d’oreilles aux dimensions formidables. Le système me
conseillait de faire mumuse avec les paramètres, de transformer mon Gobelin
standard pour le personnaliser et l’adapter à mes goûts, mais je décidais de
remettre cela à plus tard. L’aide de jeu m’expliqua que l’apparence de mon
personnage serait librement modifiable dès la fin du niveau dix, donc je
pouvais l’ignorer. Quelque chose d’autre me turlupinait : Alexandro
Lavrius nous avait avertis : il restait peu de temps avant la tombée de la
nuit, il n’y avait donc pas une seconde à perdre.
En premier lieu, je voulais voir les bonus et malus du
peuple Gobelin. Hélas, Bûcheron infesté n’avait pas exagéré au sujet des
malus :
50 % de malus à l’acquisition d’Intelligence
50 % de malus à l’acquisition de Force
20 de malus d’affinité avec les peuples suivants :
Humains, Elfes, Nains, Gnomes, Dragons
20 % de malus au gain d’expérience
La pilule des malus était très dure à avaler. Ce qui me
contrariait le plus, c’était le malus au gain d’expérience. Les
caractéristiques négatives du peuple Gobelin étaient à peine compensées par les
bonus, soit :
30 % de bonus à l’acquisition d’Agilité
30 % de bonus à l’acquisition de Perception
+20 de bonus d’affinité avec les peuples suivants :
Gobelins, Orcs, Kobolds, Ogres, Géants
+30 de bonus à la réaction des créatures sylvaines et des
marécages
30 % de bonus à la vitesse de déplacement dans les
zones sylvaines et marécageuses
Enfin, j’abordais les stats principales de mon Gobelin
aux grandes esgourdes. Chaque personnage dans Boundless Realm, qu’il
soit PNJ ou réel, n’avait que six statistiques principales : Force,
Agilité, Intelligence, Constitution, Perception et Charisme. Globalement, c’était
assez basique et limpide. La Force régissait les dégâts que l’on pouvait
infliger avec des armes de poing et le poids maximum de charge. L’Agilité était
importante pour les armes à distance et l’esquive. L’Intelligence permettait de
déceler les propriétés des objets et définissait la quantité de mana disponible
pour un enchantement, ainsi que l’efficacité des sorts. La Constitution
influait sur le nombre de points de vie et d’endurance. Et la Perception
correspondait aux sens de la vue, de l’odorat et de l’ouïe d’un personnage, et
augmentait les chances de dénicher des objets cachés. Enfin, le Charisme :
une stat affectant les affinités qu’éprouvent les personnages alentour à votre
égard.
Il y avait différents moyens d’augmenter les stats de
base : affecter un certain nombre de nouveaux points de stat à chaque
niveau, accroître les stats en faisant évoluer le niveau des compétences
primaires, ou les augmenter avec des objets magiques.
Nom
|
Amra
|
Peuple
|
Gobelin
|
Classe
|
Herboriste
|
Expérience
|
0 sur 100
|
Niveau du personnage
|
1
|
Points de vie
|
15/15
|
Points d’endurance
|
15/15
|
Statistiques
|
|
Force (F)
|
2
|
Agilité (A)
|
2
|
Intelligence (I)
|
2
|
Constitution (C)
|
2
|
Perception (P)
|
2
|
Charisme (Ch)
|
2
|
Points à affecter
|
3
|
Compétences primaires
(2 sur 4)
|
|
Herboristerie (P A)
|
1
|
Marchandage (Ch I)
|
1
|
Compétences secondaires
(0 sur 4)
|
Les développeurs avaient attribué à mon personnage deux
compétences primaires par défaut : Herboristerie et Marchandage. Et si la
première ne me laissait pas l’ombre d’un doute (il était clairement difficile
d’imaginer un herboriste mal instruit au sujet des plantes), le Marchandage me
laissait quelque peu perplexe. Il m’était impossible de supprimer le
Marchandage de mes compétences. Partant de là, les développeurs me voyaient
comme un frêle gobelin gambadant dans les bois, cueillant des plantes pour les
revendre aux marchands locaux. Donc il me fallait la compétence Marchandage
pour empêcher les marchands ambulants peu scrupuleux de me rouler dans la
farine. L’intelligence de mon personnage équivalant celle d’un tabouret, je me
serai fait escroquer tout mon argent sans compétence en négociation. J’étais un
peu dérouté par les lettres entre parenthèses après les compétences, mais je
compris vite qu’il s’agissait des statistiques octroyées au personnage à mesure
qu’il les utilisait.
Trois points de stat disponibles, ça paraissait
léger ! Après avoir réglé les paramètres et consulté les détails, je
m’aperçus que les points de vie et d’endurance ne dépendaient que de la
constitution. Très bien, j’allais placer un des points disponibles là-dedans.
Mon total de points de vie grimpa à 21, l’endurance à 20.
Et puis je m’arrêtais sur l’agilité. D’après le guide du
Bûcheron infesté et de ce que je déduisais des bonus de mon peuple, l’agilité
serait le facteur de réussite clé de mon personnage aux grandes esgourdes. J’y
affectais deux points, ce qui la rehaussa à quatre. C’était plié. Quoique... Au
tout dernier moment, juste avant de lancer la partie, je me dis qu’il était
intolérable que l’intelligence de mon Gobelin soit si faible. Dans la
description, il était clairement dit qu’un niveau d’intelligence inférieur à
trois briderait ma capacité à m’exprimer correctement ou à comprendre les
autres. Ça voulait dire qu’en l’état, je ne pourrai pas dialoguer avec d’autres
joueurs et PNJ ou comprendre les missions et les aides de jeu. J’abaissais mon
charisme au minimum (déjà que ce n’était pas un beau gosse, ça devenait
carrément une monstruosité) et transférais ce point vers l’intelligence.
Là
c’était vraiment plié. J’étais prêt à me lancer !
Galère
orque
La peur. Le froid. La douleur.
La faim. Mon corps lessivé me picotait et m’élançait. Malgré la douleur et la
fatigue, je percevais des bruits fracassants. Alors que j’aurais préféré les
ignorer et m’échapper dans une douce rêverie, les bruits s’intensifiaient. Je
percevais le cliquetis des armes, les rugissements et les hurlements d’agonie.
Je respirais l’odeur du sang fraîchement versé. M’efforçant de dessiller les
paupières, je m’aperçus que j’étais allongé sur un sol jonché de paille dans
une salle obscure. Je tentais de me mouvoir, mais ma cheville gauche était
solidement attachée par une lourde menotte en métal, elle-même fixée à une
chaîne liée à une attache murale. J’étais donc un prisonnier ?
À la lisière de mon champ de
vision, je vis un grand orc en armure de cuir accourir en brandissant un sabre
recourbé. Et deux secondes plus tard, son corps ensanglanté s’écrouler à terre.
Le tueur d’orc, un humain en armure, s’avança vers le corps gisant au sol et,
prudemment, acheva l’orc, faisant glisser une courte lance à travers le torse.
« Visiblement, c’est le
dernier ! » hurla-t-il à quelqu’un au loin qui lui répondit d’une
voix grinçante :
« Parfait ! »
Libère les prisonniers et transporte-les sur notre vaisseau ! Cette galère
orque va bientôt heurter contre les falaises de la berge ! »
J’allais être libéré ! À
peine eus-je le temps de souffler que l’immense soldat tourna les talons pour
m’examiner, afficha une mine de dégoût et me pourfendit avec sa lance !
* * *
L’obscurité revint. Je gisais
là, totalement médusé, peinant à comprendre ce qui venait de se produire. Cet
homme venait de me tuer, disons plutôt de m’infliger de sérieuses blessures,
alors qu’il était censé me secourir ! Pourquoi ?
Une voix intérieure me souffla
que tout ceci était prévisible. Déjà, le peuple gobelin avait un malus de -20 à
la réaction des humains, et en plus, j’étais dépourvu de tout charisme. C’était
donc la réaction à prévoir face à un humain, un elfe ou un nain.
La douleur se raviva, et
j’ouvris les yeux. Je voyais le monde en nuances de rouge et de noir. Comme
avant, j’étais étendu dans de la vieille paille moisie, cette fois-ci détrempée
d’un sang épais et foncé. Mon sang.
+1 PV
de la Régénération
Ma blessure à l’estomac
infligée par la lance était presque guérie, mais ma jauge de vie, de 3 sur 21,
clignotait dangereusement. À vrai dire, j’ignorais que les Gobelins pouvaient régénérer
leurs points de vie. Pourquoi n’était-ce nulle part dans les guides ? La
régénération était peut-être un ajout récent pour rendre ce peuple plus
jouable. N’empêche que... je souffrais le martyre avec ma blessure à
l’estomac ! Et avouons-le, mourir était fort déplaisant, même dans un jeu.
Ce que j’aurais pu faire par la
suite, je l’ignore, car un rat me fonça dessus sans crier gare en se faufilant
sous les barreaux de bois de ma cellule.
Rat
niveau 1
La petite créature suivait la
piste grâce à son flair, l’air inquisiteur, envoûtée par les exhalaisons
enivrantes du sang. Je bougeais à peine pour replier ma jambe droite et le rat
fit volte-face sans pour autant détaler. Il prit plutôt le temps de m’observer.
En plus, il semblait éprouver un intérêt grandissant pour mes propriétés
gustatives. Si j’avais été en parfaite santé, tuer ce genre de créature eût été
à ma portée. Dans le cas présent, il ne me restait plus que trois malheureux
points de vie... Il allait me dévorer tout cru !
Visiblement, la créature tira
la même conclusion que moi et fonça dans ma direction. La suite, ni moi ni le
rat n’aurions pu l’anticiper :
Dégâts infligés :
10 (Morsure vampirique)
Points de
vie restaurés : +5 PV
Gain
d’expérience : 8 XP
Objet
obtenu : Viande de rat (aliment)
Réussite
débloquée : Goûteur (1/1000)
Capacité de peuple débloquée : Le goût du sang
(octroie +1 % à tous les dégâts infligés par créature unique tuée avec
Morsure vampirique. Bonus actuel : 1 %)
Paramètre
débloqué : Étancher la soif (10/15)
Je m’assis quelques secondes,
me délectant de l’infâme sang de rat, digérant les événements dans tous les
sens du terme. Étais-je un vampire ? J’ouvris le menu de mon
personnage pour en avoir le cœur net, et la réponse ne laissait planer aucun
doute :
Peuple :
Gobelin vampire
Heureusement, on pouvait cacher
le second terme du peuple en cochant la case d’une rubrique spéciale intitulée
« Masquer pour les autres joueurs. » Je lus la description du peuple
vampire, remerciant le ciel et les développeurs d’avoir permis cette
dissimulation :
-50 de
pénalité à la réaction de tout peuple vivant si révélé
Pénalité :
Cible légitime à abattre pour les joueurs et PNJ de peuples vivants si révélé
Pénalité :
Ne peut pas cacher sa véritable nature dans l’état Soif de sang
Pénalité :
Mort instantanée si frappé par la lumière du jour
J’étais dans de beaux draps...
Dorénavant, ma priorité serait de préserver ce secret. Tout ceci n’était pas
non plus dépourvu d’avantages. Au niveau un, par exemple, un vampire pouvait
obtenir +1 en Régénération de PV par minute et un type d’attaque bonus (et pour
une fois, ce n’était pas spécifique à la main droite ou gauche) :
Morsure
vampirique
Coût :
10 PE (points d’endurance)
Dégâts :
(1-6) * Force
Points de
vie de l’attaquant restaurés à 50 % par rapport aux dégâts infligés
En attaquant des cibles endormies, inconscientes ou paralysées, les chances
de succès sont de 100 %, et l’attaquant peut choisir un effet : (Mort
instantanée/Sommeil profond durant 6 heures/Infection par vampirisme)
Je relus la description de
l’attaque. Ça voulait dire que je pouvais tuer n’importe quelle créature, tous
niveaux confondus ? Il suffisait qu’elle dorme, et là, même les
personnages de niveau 100 étaient cuits. Quelle intarissable source de
level-up ! Et je pouvais tout aussi bien le faire sur des joueurs que sur
des PNJ... Un instant ! Je me ravisais. Si j’utilisais cette capacité ne
serait-ce qu’une seule fois à l’encontre d’un joueur, mon secret serait révélé.
Je serais traqué le restant de mes jours, tué sans relâche, juste parce que
c’était admis par le règlement. Et à chaque décès, je souffrirais physiquement
et mes points d’expérience chuteraient. Il me fallait donc garder le secret de
mon vampirisme.
« Qui est là ? Je
t’entends ! » retentit une voix de l’extérieure de ma cellule,
matérialisant mes pires craintes.
Je sursautais et essuyais mes
lèvres du revers de la main. J’avais besoin de tout sauf d’un étranger qui voit
du sang sur mon visage.
« Le rat moi taper. Lui
attaquer. Paf-vlan moi taper, » répondis-je.
Sérieux ?! Ce n’était pas
ce que je voulais dire, mais seules ces phrases bancales et hachées sortaient
de la bouche de mon personnage. Tout compte fait, trois points en intelligence,
c’était insuffisant. Je frémis en imaginant la manière dont mon personnage se
serait exprimé avec une stat inférieure.
« Un rat ? Oui je
l’ai vu. Il m’a observé un long moment puis a déguerpi. Tu as compris comment
dégager ton bras de la chaîne ? Je n’ai pas assez de force. »
Mission
reçue : S’enfuir de la galère des marchands d’esclaves
Classe de
mission : Requise, entraînement
Récompense :
80 XP, accès au monde principal du jeu
« Chaîne moi sais pas. Moi
mal. Homme blesser avec lance. »
De l’autre côté du mur,
j’entendis le gloussement étrange de l’autre joueur.
« Je n’ose même pas
imaginer ton niveau de charisme s’ils ont décidé de te tuer plutôt que de te
libérer. Mais je suis surpris que tu ne sois pas mort. Tous les soldats sont de
niveau vingt-cinq, ils ont les moyens de t’envoyer respawner d’un seul coup.
Les soldats ne m’ont juste pas remarqué. Dès que le massacre a commencé dans la
soute, j’ai utilisé ma compétence Furtivité et j’ai même réussi à l’augmenter
au niveau deux avant leur départ. Mais je n’ai pas vraiment réfléchi. Ils
m’auraient peut-être libéré avec les autres prisonniers. Ou juste m’envoyer
respawn. Dans ces conditions, je n'aurais pas eu à me dépêtrer de cette chaîne.
Je serais simplement revenu au lieu de respawn, sain et sauf. »
Mon sang se glaça dans mes
veines. Le lieu de respawn dont il parlait n'était pas visible de mon point de
vue. Et si le seul moyen de libérer des personnages à l'aspect aussi pathétique
que le mien consistait à mourir pour revenir ? Non impossible ! Il
devait y avoir d'autres moyens raisonnables de s'en sortir. J’examinais la
courte chaîne rouillée d'un demi-mètre de long qui me retenait le bras. Dans un
premier temps, je tentais de la fracasser.
Votre
personnage n'a pas assez de Force pour effectuer cette action
Force
requise pour briser la chaîne : 7
Bon, visiblement, je n’avais
pas assez de force. Et si je brisais l’entrave au niveau de mon poignet ?
Votre
personnage n'a pas assez d’Agilité pour effectuer cette action
Agilité
requise pour briser la chaîne : 7
Encore un fail. J'observais
attentivement ma main gauche. J'avais le poignet fin. Ma main était aussi fine,
mais j'avais un pouce protubérant sur le côté qui m'empêchait de m'extraire des
menottes. Et si... L'idée de ronger mon propre pouce paraissait tout à fait
barbare, mais je ne la chassais pas d'emblée. J'avais la Régénération, et le
pouce finirait par repousser bien assez tôt. Un vrai Gobelin est-il au-dessus
de cela ? Non, décidais-je. Pas du tout.
J'arrachais ma propre chair de
mes dents. La douleur était intense et mes points de vie dégringolèrent vite.
Je dus même me résoudre à manger de la viande de rat sur le pouce pour
restaurer un peu de ma santé. Mais mon idée avait fonctionné ! J’extirpais
ma main ensanglantée des fers rouillés. Liberté ! Le sang cessa
instantanément de couler, me laissant avec tout juste deux points de vie sur un
total de vingt et un. Mais quelle importance ? La Régénération restaurerait
mes points de vie à fond de train, jusqu’au maximum. Mais à cet instant, un
débuff apparut...
Votre main gauche est blessée
Au cours des deux prochains jours, vous ne pourrez plus manier d’arme avec
la main gauche, nager ou grimper sur des falaises et des arbres.
Toute autre action effectuée avec la main gauche fera l’objet d’un malus de
30 %
Je n'avais obtenu aucun point
d’expérience en ôtant ma chaîne. Soit les développeurs désapprouvaient la
méthode, soit la mission n'était pas encore achevée.
« C'était quoi ? »
s'enquit mon acolyte de derrière les murs.
« Moi retire chaîne. À ton
tour. »
Je me levais enfin pour aller
voir dans la cellule voisine. Et le type assis là était un véritable
monstre ! Mi-humain mi-poisson bleu, d’énormes yeux globuleux, étendu sur
le sol crasseux et inspirant des bouffées d’air avec avidité.
Trong le
plongeur
Naïade
Plongeur
niveau un
« T’es plutôt laid,
Amra ! » s’exclama l’homme-poisson. Sa réaction était la même que
celle de l’autre homme à l’égard de mon apparence.
Nous nous esclaffâmes ensemble,
puis il répondit à la question que j’étais sur le point de lui poser :
« En créant mon
personnage, je n’avais pas d’idée de pseudo. Je me suis dit que le second mot
devait révéler ma profession. Je suis donc M. Plongeur, une Naïade classée
plongeur. Aucune importance. J’aimerais que tu m’expliques comment tu as retiré
cette chaîne. »
Je m’efforçais d’expliquer en
des termes néophytes ma méthode ainsi que le débuff de deux jours que j’avais
subi en retour. Le poisson secoua la tête.
« Ouh là... Ce n’est pas
mon truc. Je dois pouvoir plonger et nager sous l’eau. Mais ce serait
impossible avec une main gauche cassée. Il est plus facile pour moi de mourir
et de ressusciter dans une heure, totalement libre et sans débuffs ou morceaux
de corps mutilés. Qu’en dis-tu : Je continue de chercher le moyen de me
libérer, mais si rien de sensé ne me vient à l’esprit, tu n’as qu’à me tuer
pour que je respawn. J’ai besoin d’une heure de pause, de toute façon. Pour
répondre à mes e-mails, et régler des petites affaires. Va où tu veux, mange,
fais un tour, ensuite on pourra faire équipe. On dirait que faire cavalier seul
est bien trop difficile. Ça te branche ? »
Au début, sa proposition me mit
mal à l’aise. Trong le plongeur évoquait sa propre mort avec une sérénité
déconcertante. Comme si la douleur qu’il allait ressentir n’avait que peu
d’importance pour lui. Puis je réalisais que c’était un joueur lambda, sans
capsule de réalité virtuelle. Il était installé chez lui, face à son écran ou
un casque rivé sur le crâne, cherchant un moyen de sortir d’une zone
d’entraînement ennuyeuse pour rejoindre, au plus vite et par tous les moyens,
le vaste monde du jeu. Cela en disait long, car un joueur qui comme moi
ressentirait les sensations de son personnage chercherait n’importe quel autre
moyen de se libérer.
« Bon. D’accord. Je marche
là, aller voir, » dis-je, répondant à la naïade enchaînée, et descendant
le couloir sombre.
Il était temps d’aller voir
l’interface. En premier lieu, j’appelais la carte des lieux, lui appliquais un
effet de transparence, et la plaçais dans le coin supérieur droit. La carte,
d’ailleurs, me localisait dans la soute d’une galère d’esclavagistes. Trong le
plongeur, situé derrière moi, figurait sous la forme d’un triangle jaune, tandis
que devant moi, dans la pénombre, trois points rouges étaient à l’affût. Je me
référais à la légende des couleurs de ces marqueurs, et le rouge (logique)
indiquait un ennemi. Le jaune représentait les PNJ et les joueurs dont les
affinités à notre égard étaient neutres.
Je progressais prudemment, à
pas lents. Ça sentait le sang frais, mais les cadavres de soldats prostrés
n’avaient pas disparu, comme cela se produisait au bout d’un moment dans la
plupart des jeux. Je sentis quelque chose avec mon pied, et un contenant en
verre roula au sol.
Fiole vide
Sert à
stocker des élixirs alchimiques
Je ramassais le récipient. Ça
pourrait me servir. Mon regard s’arrêta dessus, cherchant le moyen de zoomer
dessus. Quelques secondes plus tard, un message apparut :
Voulez-vous
prendre Alchimie (I A) comme compétence primaire ?
J’étais quelque peu dérouté.
Était-ce si facile de s’octroyer une compétence ? Ni formation, ni
mission, ni parchemin hors de prix ? L’alchimie... Ce pourrait être un
sérieux avantage. Je cueillerais plantes et racines à foison grâce à mon
métier, et je m’épargnerais la vente des matières premières à prix modique. Je
pourrais concocter de précieux élixirs à base de plantes, d’une valeur sans
doute plus rentable que celle des plantes de base. Je choisis l’option
« Oui. »
Vous avez
pris Alchimie comme compétence primaire
Niveau de
compétence : 1
Compétences
primaires choisies : 3 sur 4
Avec beaucoup de retard, je
pris conscience des répercussions de ce choix. Je venais de remplir l’un des
deux slots de compétences restants sans avoir sérieusement examiné la question.
Pire encore, ça améliorait l’intelligence, une stat que le peuple Gobelin
augmentait 50 % plus lentement que la normale ! C’était considérable.
Quel acte inconsidéré !!!
Plutôt que l’alchimie, j’aurais
dû choisir une compétence privilégiant l’agilité et la perception, les points
forts du Gobelin. Si je hissais le niveau de ce type de compétences à, disons,
cent, j’obtiendrais 130 points d’agilité (100*1,3) plus 65 points de
perception (50*1,3). Le cumul final aurait été de 195 points de stat en
bonus ! Mais avec un niveau d’alchimie de niveau cent, vu le malus de
50 % au gain d’intelligence, je n’obtiendrais que 50 (100*0,5) points
d’intelligence et 65 (50*1,3) points d’Agilité, totalisant 115 au lieu des
195 points que mon perso aurait pu avoir, si j’avais fait preuve de
jugeote.
Honteux, j’étais à deux doigts
de fracasser cette fiole de malheur contre le mur, mais je m’efforçais de
rester calme et l’emportait avec moi. J’ignore où les objets allaient dans la
logique du jeu — j’avais pour seul équipement un pagne sale — ce qui ne m’empêchait pas de stocker des objets dans mon
inventaire. Quoi qu’il en soit, je n’avais que huit slots. C’était limite. Il
me faudrait un sac pour y stocker mes affaires.
À quelques pas de là, je
trouvais un autre contenant du même type, puis quatre autres. Une bataille
avait dû faire rage depuis peu, en témoignait l’effusion de sang séché et de
profondes entailles dans la table en bois. Les combattants avaient sans doute
recours à des potions alchimiques de force ou de soin. Les six récipients
identiques, heureusement, n’occupaient qu’un seul slot sur les huit disponibles
dans mon inventaire.
Je m’approchais dangereusement
des points rouges sur la carte. Toujours pas d’ennemis en vue, mais je
redoublais de prudence à mesure de ma progression. Et, à ce moment précis, un
autre message apparut :
Voulez-vous
prendre Furtivité (A C) comme compétence primaire ?
Cette fois-ci je prenais le
temps de la réflexion. D’un côté, la Furtivité améliorerait mon agilité, chose
utile. En même temps, mes quatre slots de compétences primaires seraient
remplis avant même de commencer la partie... Ce choix n’était sans doute pas le
plus judicieux pour faire évoluer mon personnage sur le long terme.
D’ailleurs... il me fallait garder à l’esprit que j’étais un vampire. Les mécaniques
du jeu ne permettaient pas de dissimuler mes compétences primaires. De façon
logique, on se fie souvent à sa première intuition quand on rencontre un
personnage pour la première fois, n’est-ce pas ? Mais si ma compétence de
Furtivité était visible de tous, cela soulèverait des questions non
sollicitées. J’étais censé être un Herboriste gobelin pacifique, après tout.
Avec une once de regret, je refusais la Furtivité comme compétence primaire,
mais je l’affectais en tant que secondaire. Si les compétences secondaires
n’amélioraient pas les points de stats, la capacité de se déplacer discrètement
s’avérait utile pour un vampire nyctalope. Et surtout, les compétences
secondaires n’étaient pas visibles des autres joueurs.
Vous avez
pris Furtivité comme compétence secondaire
Niveau de
compétence : 1
Basculer en mode Furtivité
était d’une simplicité enfantine. En revanche, mon personnage se déplaçait
beaucoup plus lentement. N’étant pas pressé, je continuais à avancer de cette
façon le plus longtemps possible. Comme je gardais un œil sur mes stats,
j’avais bien repéré le moment où, subitement, la jauge de Furtivité vide avait
commencé à se remplir doucement. Regardez-moi cette petite jauge ! Je
risquais de me faire repérer si je ne redoublais pas de vigilance en marchant.
Précautionneusement, je cheminais dans la soute du bateau obscure.
Rat
niveau 1
Je l’avais vu tout en étant
invisible.
Compétence
Furtivité améliorée au niveau 2 !
Au comble du bonheur, je lus le
message puis trébucha sur une petite marche que je n’avais pas remarquée,
m’étalant à plat ventre sur le sol. Et là, le rat me repéra. L’animal agressif
se rua sur moi à bonds de géant, alors que je n’avais pas d’arme !
Dégâts
subis : 4 (Morsure de rat)
Niveau de
santé : 6/21
Plus que deux morsures avant
que ne sonne le glas ! J’assénais deux coups au rat. Un de la main gauche,
un de la main droite. Pas un seul dégât ! Échec.
Dégâts
subis : 4 (Morsure de rat)
Niveau de
santé : 2/21
Ne comptant plus sur la
faiblesse de mes coups, j’étais bien décidé à le mordre.
Dégâts
infligés : 8 (Morsure vampirique)
Points de
vie restaurés : +4 PV
Niveau de
santé : 6/21
Ha ! C’est d’la
bombe ! Le minuscule rat ne faisait pas le poids face à une terrifiante
créature nocturne ! La morsure suivante, le rat me l’infligea en me
privant de 4 PV, puis vint mon tour...
Points
d’endurance insuffisants pour utiliser la compétence Morsure vampirique
Quel moment inopportun pour
être à court d’endurance ! Il allait me dévorer tout cru ! Dépité, je
tentais de cogner encore ce rat, à mains nues.
Dégâts
infligés : 2 (Coup)
Gain
d’expérience : 8 XP
Objet
obtenu : Viande de rat (aliment)
Je rejetais la suggestion
importune de choisir Combat au poing (F C) comme compétence primaire. Je
m’assis plutôt sur le sol humide recouvert de paille, exténué. Ma jauge de
points de vie clignotait de façon alarmante à 2/21 PV, alors que mon endurance
n’était qu’à 1/20. Grmf... Il me fallait être honnête, surtout avec
moi-même : si mon Gobelin aux grandes esgourdes avait tiré son épingle du
jeu face au rat, cela relevait du miracle. Je n’avais pas intérêt à chercher
des noises à quiconque, clairement. Alors, avant d’affronter d’autres rats, je
devais me mettre en condition. Déjà, restaurer ma santé et mon endurance, et
idéalement, dégoter une arme, quelle qu’elle soit.
Je restais assis dix minutes, à
respirer. Durant ce temps, mon endurance grimpa jusqu’à dix, tandis que ma
santé, grâce à la régénération et la viande, s’était totalement restaurée. Me
remettant en route, je ne tardais pas à découvrir un couteau abandonné au sol.
Couteau de
cuisine rouillé
Dégâts :
(1-4) * Force
C’était bien plus efficace que
de cogner à mains nues avec (1-2) * Force ! À peine eus-je ramassé le
couteau que le système me suggéra Dague (F A) comme compétence primaire. Je
bougonnais. Cessez de me faire miroiter des choses alors que je n’y ai même pas
réfléchi ! Si l’agilité était la stat primaire de cette compétence,
j’aurais pu l’envisager, mais la force avec un malus de 50 %... Non merci.
L’alchimie, avec un malus d’intelligence, c’était déjà le pompon ! Je ne
voulais pas non plus choisir Dague en compétence secondaire.
N’empêche qu’il était plus
facile d’éradiquer des rats au couteau de cuisine. Je subirais une morsure de
4 PV, je riposterais à 6 PV de dégâts au coup de couteau puis
j’achèverais la créature avec Morsure vampirique. Mon endurance était toujours
en berne, il me fallait donc attendre. Et si un autre rat que j’avais déjà
repéré me faisait face, il était grand temps de retrouver Trong le plongeur.
L’homme-poisson était assis
dans la même posture qu’auparavant, enchaîné au mur par des entraves
métalliques. J’appelais Trong par son nom à plusieurs reprises, mais il mit
quelques minutes à recouvrer ses esprits avant de répondre :
« Désolé, j’étais afk. Dès
que tu auras fini tes affaires, tue-moi comme convenu. Je file faire les
courses et je mange. Attends-moi au respawn dans une heure, d’accord ? On
continuera ensemble ! »
J’élevais la dague au-dessus de
la poitrine de la naïade et l’enfonça profondément entre ses côtes. Même si
l’attaque n’était pas ratée, avec 8 PV de dégâts, la jauge de santé de
Trong n’avait chuté que d’un quart de points. L’enflure ! Ses points de
santé étaient une fois et demie plus élevés que mon Gobelin aux grandes
esgourdes ! Il me fallait le frapper, sans relâche. Au bout du quatrième
coup, la jauge de santé de Trong clignotait en zone critique... Je
m’interrompis, demandant à l’homme-poisson s’il fallait l’achever ou pas.
Aucune réponse. Le joueur avait quitté son écran. C’est donc moi qui décidai !
J’avais lu ça sur les forums.
J’étais tombé sur des articles qui conseillaient, pour les professions assassin
ou voleur, de prendre la compétence Voile permettant de supprimer ou de
modifier des journaux et ainsi dissimuler ses actes criminels à la vue des
victimes, réduire la durée du flag Criminel et, avec le temps, l’effacer. Pile
ce qu’il me fallait ! Je tentais de modifier le dernier message au sujet
du coup de couteau.
Voulez-vous
prendre Voile (I A) comme compétence primaire ?
Non, ça ne valait pas le coup
de prendre Voile comme compétence primaire. Je ne voyais pas de raison à ce que
mon innocent Gobelin herboriste révèle son côté sombre. Mais comme compétence
secondaire, la capacité était utile !
Vous avez
pris Voile comme compétence secondaire
Niveau de
compétence : 1
Durée de
l’effet : 1 minute, utilise 5 PE
Je cliquais sur l’icône Voile.
À partir de là, je disposais d’une minute au total pour agir en secret :
Dégâts
infligés : 6 (Morsure vampirique)
Points de
vie restaurés : +3 PV
Gain
d’expérience : 80 XP
Niveau
deux !
Réussite
débloquée : Goûteur (2/1000)
Réussite
débloquée : Assassin de joueur (1)
Capacité de
peuple débloquée : Vision nocturne (dure 12 heures, coûte 15 PE)
Capacité de peuple améliorée : Le goût du sang (octroie +1 % à
tous les dégâts infligés par créature unique tuée avec Morsure vampirique.
Bonus actuel : 2 %)
Attention ! Votre personnage reçoit le flag
Criminel ! Au cours des huit prochaines heures, vous serez officiellement
une cible à abattre !
Le cadavre de Trong le plongeur
se mit à clignoter, jusqu’à devenir translucide. Non, je n’avais pas agi sans
réfléchir. Cette fois, j’avais élaboré une vraie stratégie. J’avais trouvé une
cible pour faire évoluer ma capacité fort avantageuse, Le goût du sang, et j’en
profitais. Les naïades étaient un peuple rarissime, après tout. N’était-ce pas
l’occasion ou jamais d’en ajouter une à ma liste d’espèces uniques
mordues ? Mais je n’étais pas le seul à avoir accès aux logs du jeu.
Comment Trong le plongeur réagirait-il en découvrant le récap de sa mort,
révélant qu’un vampire l’avait tué ? Je devais faire en sorte de préserver
le secret.
Qu’allais-je faire avec le
log ? Je parvins à ouvrir le message que Trong le plongeur verrait dans
cinquante secondes pour le modifier :
Dégâts
subis : 6 (Morsure vampirique par le joueur Amra)
Vous êtes
mort
Je ne le supprimais pas
intégralement, même si cette possibilité m’était offerte. Je le modifiais
plutôt en substituant « Morsure vampirique » par « Coup de couteau
rouillé ». Beaucoup mieux !
Compétence
Voile améliorée au niveau 2 !
Pas mal, pas mal du tout !
Je reprenais ma vie en main ! Il ne me restait qu’à affecter les points de
stat obtenus grâce au level-up, et vivre de nouvelles aventures !
D’ailleurs... étrangement, deux points sur cinq avaient été automatiquement
dépensés. Ma force avait atteint trois, et ma constitution quatre. Étrange...
Épluchant les guides, je
réalisais que c’était une spécificité du peuple vampire : qu’on le veuille
ou non, la force et la constitution évoluaient à chaque niveau. Il me fallait
l’accepter sans broncher. On ne pouvait rien y faire. Il ne me restait plus que
trois points de stat.
Je décidais d’en placer deux
directement dans le charisme. Je n’avais pas envie d’être victime d’un délit de
sale gueule à chaque rencontre ! Et mon dernier point de stat, après mûre
réflexion, je l’ai affecté à l’intelligence. Il était grand temps de surpasser
le QI d’un tabouret !
* * *
Le dernier rat ne me posa
aucune difficulté, succombant au bout de deux coups de poignard — une preuve
concrète que mon personnage avait gagné en force. Après avoir ramassé un
morceau de viande de rat, j’avançais jusqu’au fond visible de la soute obscure,
là où une cage d’escalier menait au pont supérieur. La première marche
franchie, la carte se mit à jour pour afficher le pont du rameur à la place de
la soute inférieure.
Ce niveau-là empestait. Ça
sentait la pourriture, les cadavres infects et le sang en putrescence, un
bouquet de senteurs qui manqua de me faire chanceler. Mon Gobelin dut se
couvrir le nez avec sa main gauche infirme. Ok, je vois le genre. Si Boundless
Realm était salué pour son hyperréalisme, tous ces détails gores
étaient-ils obligatoires ? Et quand on y pense, comment les créateurs avaient-ils
procédé pour reproduire la puanteur de ce lieu maudit ? Même la brise
légère ne pouvait distiller la pestilence qui s’infiltrait à travers le pont.
Recouvrant un peu mes esprits,
j’observais les environs. Tout semblait indiquer que ce lieu avait été le
théâtre d’un récent massacre : sang séché par terre, bancs des rameurs
brisés et pourfendus, morceaux de chaîne, et guenilles sales. Il n’y avait
aucun cadavre. Ils avaient déjà disparu du monde. Puis, sur la carte, par-delà
les marqueurs d’une poignée de rats distants, un triangle jaune. Un
joueur ?! Je m’avançais discrètement pour le lorgner, ou plus exactement,
la lorgner :
Valerianna
Prestepas
Nymphe
sylvestre
Dompteuse
niveau 2
Ma sœur ! Je l’avais
reconnue d’entrée de jeu. Valeria employait toujours le même pseudo pour son
personnage principal, dans tous les jeux. Je restais toutefois à bonne
distance. Ma sœur et moi avions décidé d’un commun accord de garder notre
relation secrète, et même nos liens d’avant. Alors j’avançais en rampant, contemplant
ma jauge de Furtivité en train de se remplir.
Pendant ce temps, la gracieuse
nymphe à la longue chevelure bleue-verte était affairée à exterminer du rat.
Ses méthodes étaient tout à fait singulières, aussi : se tenant à distance
de la vermine, elle en dominait un avec un sort de commandement pour qu’il se
retourne contre ses congénères. Je lus la description des compétences primaires
de Valerianna :
Domptage
d’animaux niveau 2
Magie de
l’eau niveau 1
Soudain, la fille se figea et
tourna brusquement les talons.
« Qui es-tu ? »
s’enquit-elle d’un air plus curieux, voire menaçant, qu’étonné.
J’avais trahi ma présence d’une
façon ou d’une autre, et j’étais découvert. Rester planqué n’aurait eu aucun
sens, alors je fis un pas en avant.
« T’es un criminel !
Dégage ! » La nymphe effrayée joignit ses paumes et les plaça devant
elle. En les séparant, une petite flamme vacillante apparut en leurs creux.
« Pas vouloir de mal à toi. »
Je m’empressais de la rassurer, maudissant en mon for intérieur le parler
médiocre de mon personnage. « Début partie pour moi. Chaîne retirer de
main. Puis autre joueur poisson demander aide. Moi lui tuer. Et lui ressusciter
sans chaîne. Seul moyen, dit-il. Lui pas savoir retirer chaîne. »
La nymphe, une fille très
svelte et bien roulée en courte cape verte, ne put contenir un sourire.
« T’es rigolo, gobelin.
Mais tu n’es visiblement pas futé. Tu es en train de me dire qu’à vous deux,
vous n’aviez pas assez de force, d’agilité, d’intelligence ou de perception pour
totaliser sept ? Vous auriez pu coopérer ! »
J’étais pétrifié de surprise et
de honte. L’idée de faire équipe pour tirer sur la chaîne de Trong le plongeur
fixée au mur ne nous avait pas traversé l’esprit. Le crétinisme de mon Gobelin
n’avait tout de même pas déteint sur moi, si ? C’était pourtant si
évident ! Valerianna réfléchit quelques secondes puis, une pointe
d’inquiétude dans la voix, dit :
« Je crois avoir compris
ce qui s’est passé entre vous. Tu sembles décrire un escroc JcJ typique. Tu as
tué un joueur à sa demande, et te voilà Criminel durant une heure. Il savait
que ce serait facile de te tuer, mais il ne voulait pas être tagué Criminel
pour si peu. Tu ne perdrais pas grand-chose en mourant, et lui n’obtiendrait
qu’une centaine de points d’expérience. C’est pour cela qu’il t’a laissé une
chance d’améliorer ton niveau sur des rats et des quêtes d’entraînement, de
leveler un peu, pour après te tuer après. Je parie qu’il t’a demandé de
l’attendre, pour faire équipe par la suite. J’ai tort ? »
J’approuvais la théorie de ma
sœur d’un hochement de tête.
« Tu vois, ce personnage
doit être un spécialiste du JcJ. Il a sans doute une tendance pour la stat de
combat. La force par exemple, et il se prépare à utiliser une arme de mêlée. Je
parie aussi qu’il a une constitution de haut niveau, ce qui lui octroie de
nombreux points de vie. Vu que tu es niveau trois, il gagnera trois-cents
points d’expérience en te tuant, et non cent. Ce qui est loin d’être
négligeable en début de partie, et plus que suffisant pour qu’il accède au
niveau quatre. D’ailleurs, certains peuples et classes pexent en tuant
des joueurs ou grâce à des bonus et quêtes spéciales. Clairement, ton acolyte
va te tuer. Comme ça, une fois dans le monde principal, il aura un bon niveau
sans que sa réputation en ait souffert.
Valeria venait sans doute de
retirer son casque de réalité virtuelle, d’ouvrir le forum de Boundless
Realm à l’écran pour le consulter de là. En gros, le plan de Trong le
plongeur consistant à le tuer n’était qu’un piège. Il laissait sa proie faire
ses premières armes pour la rendre plus savoureuse. Il comptait sûrement me
tuer dès son retour.
« Sans indiscrétion, de
quel peuple fait-il partie ? » demanda la nymphe, envoyant un autre
rat sur la horde de vermines.
« Naïade, plongeur, »
répondis-je, et ma sœur se pétrifia d’admiration.
Alors qu’elle restait figée, le
rat sous ses ordres continuait d’en découdre avec ses anciens congénères. Je
fus surpris de voir le corps de la nymphe statufiée chatoyer d’une multitude de
couleurs. Ce devait être une amélioration de compétence. Je consultais ses
stats visibles. Exact ! La compétence Domptage d’animaux de Valeria
était dorénavant niveau 3. Entretemps, ma sœur était revenue dans le jeu.
« Pour info, les naïades
plongeurs sont une variante des guerriers humains ou des nains berserkers. Ils
reçoivent dix points de vie bonus pour chaque point de constitution, le double
de points d’endurance en effectuant différentes attaques combo, ainsi qu’un
bonus supplémentaire en force. »
« Je m’enfuir ? »
demandais-je, mais la nymphe secoua la tête et me demanda dans combien de temps
la naïade allait respawner.
Je consultais le temps qui
s’affichait, et lui répondit qu’il lui restait quarante minutes.
« Ne t’enfuis pas,
gobelin. S’il t’attaque vraiment, je t’aiderai. Je n’aime pas les filous et les
escrocs. Mais je ne m’impliquerais que s’il t’attaque en premier. Pour l’heure,
je vais accroître ma compétence en magie de l’eau au niveau deux, puis mon
intelligence augmentera grâce à mes bonus de compétence primaire au niveau
dix-sept. »
Sa réponse ne percuta pas
immédiatement. Valerianna était déjà niveau deux, et avait déjà dix-sept en
intelligence. Mais comment ?! Pour ma part, aucune de mes stats n’était
supérieure à quatre, au niveau de mon agilité, de mon intelligence et de ma
constitution.
La nymphe expliqua sur un ton
enthousiaste :
« Mon peuple a un bonus en
charisme et en intelligence, et j’ai perfectionné l’intelligence de mon
personnage par-dessus tout. Mes deux compétences primaires prédéfinies
améliorent également l’intelligence. J’ai simplement ôté les menottes de mes
poignets, car j’avais directement compris le fonctionnement du système de
verrouillage. »
Après ses mots, la nymphe
appela un autre rat à ses ordres, et je remarquais que l’animal avait
légèrement grossi, faisant augmenter son niveau en affrontant ses propres
congénères. Suite à cela, Valerianna, enjoignant son familier de s’asseoir
attentivement, décocha une flèche de glace bleue sur un rat hostile au
lointain, à peine visible, le tuant sur le coup. Elle remporta le même succès
avec deux rats alentour. Encore une fois, la nymphe se mit à scintiller de
plein de couleurs. Sa compétence en magie de l’eau était dorénavant niveau
deux.
« Cool ! Encore une
cinquantaine de points d’expérience, et je serai niveau trois ! »
s’esclaffa la nymphe réjouie. « Amra, j’ai besoin de faire une petite
pause pour restaurer mon mana. Ensuite, je pourrai tirer jusqu’à neuf flèches
de glace, chacune infligeant environ quarante dégâts. Quel que soit le niveau
de constitution de ton ami Naïade, il n’y survivra pas. Mais il est important
de ne pas le laisser s’approcher. Je n’ai que onze PV, il pourrait me tuer d’un
simple crachat. Au fait, pourquoi n’en profites-tu pas pour faire du
levelling ? Il reste encore quelques rats. Charge-t’en. »
J’acquiesçais docilement, et
m’avançais. À vrai dire, mes pensées étaient bien loin des rats alors que je
m’exécutais. J’étais obnubilé par l’attaque imminente de Trong le plongeur.
Valerianna avait promis d’intervenir si la naïade attaquait. Malgré tout,
l’homme-poisson m’infligerait un ou deux coups auxquels il me faudrait
survivre. Et si le personnage était vraiment un spécialiste du JcJ, bourré de
modificateurs de dégâts, alors... Combien de dégâts pourrait-il infliger en un
coup ? Sûrement pas moins que la nymphe et sa magie, surtout que ma sœur
parlait de quarante points de vie par flèche de glace. Si la référence était
quarante PV, comment survivre à une telle attaque avec vingt-sept malheureux
PV ?! Pouvais-je envisager l’esquive ? Ce pourrait être ma porte de
sortie.
Quand le rat niveau 1 à
proximité se rua sur moi, je bondis en arrière et sur le côté au lieu de le
frapper.
Voulez-vous
prendre Esquive (A P) comme compétence primaire ?
Cette compétence améliorait
l’agilité et la perception, mes points forts ! Pile-poil ce qu’il me
fallait ! J’acceptais sur-le-champ.
Vous avez
pris Esquive comme compétence primaire
Niveau de
compétence : 1
Compétences
primaires choisies : 4 sur 4
Vous pourrez
choisir une cinquième compétence primaire au niveau 10.
Ayant déjà tué le rat (qui
avait réussi à me mordre une fois, la vermine, mais ça ne voulait rien dire. La
régénération guérirait toutes les blessures, après tout), je remarquais que ma
compétence Esquive avait augmenté mon agilité au niveau cinq et légèrement
accru ma perception.
De plus, des quatre compétences
primaires, seule l’Esquive avait été activée. Les autres étaient grisées,
inactives, et n’avaient visiblement aucun impact sur mes stats. Était-ce parce
que je ne les avais toujours pas utilisées ? Cela restait à démontrer.
Je m’emparais d’une fiole vide
dans mon inventaire puis la remplis du sang du cadavre.
Sang de rat
(ingrédient alchimique)
La compétence Alchimie se mit
en surbrillance. Mon intelligence et mon agilité augmentèrent aussitôt, mais de
peu. Voilà comment ça fonctionnait ! Pour activer une compétence primaire
et faire en sorte qu’elle augmente les stats, il fallait l’utiliser au moins
une fois ! Qu’y avait-il d’autre au statut « inactif ? »
L’Herboristerie et le Marchandage. Il me faudrait patienter pour utiliser
l’Herboristerie. Nous étions à bord d’une galère. Impossible de trouver des
plantes sur un bateau. En revanche, pour le Marchandage, c’était enfantin. Je
retrouvais ma sœur pour marchander le contenant rempli de sang de rat.
Valerianna se tortilla
d’écœurement et, bien sûr, déclina la proposition. Mais nul besoin de conclure
cette vente. Après avoir constaté avec satisfaction que le Marchandage avait
déjà été activé, augmentant mon charisme d’un point entier et rehaussant
faiblement mon intelligence, je déversais le sang au sol, en l’absence d’un
système de rebouchage.
Je passais dix minutes à
esquiver la vermine subsistante afin de faire grimper au plus vite ma
compétence Esquive jusqu’au niveau trois. Criblé de morsures et fort satisfait
de mes performances, je rejoignais ma sœur.
« Hé l’andouille, t’as du
chemin avant d’être niveau trois ? » questionna la nymphe d’un air
las, assise sur le banc du rameur, tout en admirant ses ongles manucurés.
« Trois cent quarante
expérience. Veut cinq cents, » rapportais-je.
Ma sœur se renfrogna, l’air
contrarié.
« Augmente ton
intelligence à cinq, au moins. J’ai dû mal à te comprendre. On verra plus tard.
Pour l’instant, écoute bien, grandes esgourdes. Il nous faut rejoindre le pont
supérieur de la galère. J’ai trouvé un descriptif des lieux dans les guides. La
mer se déchaîne là-haut. Les vagues risquent de s’engouffrer dans les brèches
du bateau. Si ton agilité est trop faible, tu seras balayé par-dessus bord, tu
perdras de l’expérience, et il te faudra attendre une heure au lieu de respawn.
Sauf si tu sais nager, Amra ? »
« Pas savoir. Agilité
suffit. »
« Vraiment ?
« Bon, très bien. J’ai un sort de respiration aquatique, donc je vais
plonger tout en bas. Ton ami Naïade est une créature marine, donc aucune chance
qu’il se noie. Mais toi, il te faut abaisser le canot avec un bossoir,
affronter vents et marées pour atteindre le rivage en pagayant. C’est une quête
secondaire avec cent points d’expérience à la clé. Alors, quand tu atteindras
le rivage, cette quête sera validée au même titre que la mission d’entraînement
principal, avec encore cent points d’expérience gagnés. Donc, sitôt le pied
posé sur la côte, tu seras niveau trois. Mais une fois sur place, ne tire pas
au flanc. Empresse-toi plutôt de courir le plus vite possible sur la côte, ou
t’exercer au combat. Ton ami va sûrement t’attaquer, donc reste sur tes gardes.
T’as compris ? Allez, on monte. Tu dois abaisser le canot sans mon aide,
pour pexer un maximum. Sinon tu n’atteindras pas le niveau trois, et tu
ne seras pas de taille à affronter la naïade. »
* * *
Ma sœur était rusée comme un
renard. Une fois au-dessus, la seule chose qui me retenait de sauter par-dessus
bord était sa mise en garde. Pour cette raison, je m’emparais d’une corde
tendue dès que je me retrouvais là-haut pour m’aider à rester debout sur le
bateau, lorsqu’un jet d’eau me souleva les pieds du sol. La galère orque heurta
la falaise et se coinça entre les rochers. D’immenses vagues roulaient
par-dessus bord, fauchant au passage toutes sortes de détritus, barils, bris de
rames et matériaux.
Quant au canot, miraculeusement
intact après le chaos, je le repérais sur la proue de l’épave. Pour y accéder,
il me fallait courir sur le pont glissant et incliné, baigné par l’écume des
lames qui se brisaient sans relâche.
« Rendez-vous sur le
rivage ! » Ma sœur était parvenue à crier avant qu’une vague ne
l’aspire jusqu’aux tréfonds.
Le rat de niveau 2 qui
avait été sous les ordres de ma sœur passa devant moi à la nage. Le lien étant
rompu avec sa maîtresse, il était maintenant hostile envers moi. Mais le rat ne
s’intéressait pas à moi. Il agitait ses pattes, désespéré, s’efforçant de
lutter contre les éléments déchaînés. Dès le reflux de la vague, je m’élançais
par-dessus le pont incliné en direction du canot.
Contrôle
d’agilité réussi
Gain
d’expérience : 8 XP
Avant que le prochain rouleau
ne déferle sur le bateau délabré, je parvins à franchir le vide puis à m’agripper
au flanc du bateau recouvert de toile.
Mission
reçue : Utiliser le canot
Classe de
mission : Factulative, entraînement
Récompense :
80 XP, petit sac
Le canot était fixé à un
ensemble de cordes aboutissant à un bossoir sur le flanc du bateau. Il fallait
en actionner la manivelle afin de mouiller la fragile chaloupe. Alors que je
faisais tourner le mécanisme, j’oubliais totalement que j’étais dans un jeu.
Mes sensations étaient extrêmement réalistes. La tempête, le vent, le
crissement des cordes ultra-tendues, les vagues écumantes, le vent froid et
l’odeur des algues s’unissaient en un tout très fidèle à la réalité. Ma main
gauche blessée me brûlait jusqu’à l’os dans la mer salée. De toutes mes forces,
je tentais de faire tournoyer le dispositif avec ma main valide, et enfin, le
bateau fut mis à l’eau.
« Tiens donc, te voilà,
Gobelin ! » La voix satisfaite de Trong le plongeur retentit derrière
moi.
Je me retournais. La naïade,
arborant un large sourire, s’assit sur la paroi latérale de la galère.
« Le temps est juste idéal
pour moi ! J’adore les mers houleuses. Allez, prends le canot, moi je vais
nager sous l’eau. Rendez-vous sur terre. »
À ces mots, l’homme-poisson
sauta agilement par-dessus bord. La naïade tenait un trident entre ses mains,
mais rien n’indiquait sa provenance. Tout à coup, voilà qu’il détenait une
arme. Mauvaise nouvelle !
Je relâchais la corde et
m’accrochais à la rame. Zut ! Impossible de ramer de la main gauche, je
décrochais la rame de son anneau et la saisit à deux mains. C’était plus facile
ainsi. Je perdais progressivement des points d’endurance en pagayant, mais je
ne me faisais pas trop de mouron. Il m’en restait plein en réserve. Contournant
les roches déchiquetées émergeant de l’eau, je naviguais jusqu’au lagon.
Au-delà des récifs tenant place de brise-lames naturels, la mer retrouva son
calme. Quelques minutes plus tard, je rejoignais une étendue sablonneuse se
rétrécissant en une fine bande dans l’océan. Ma sœur m’attendait déjà sur la
côte, me saluant au lointain. J’avais à peine posé le pied sur le sable mouillé
que mon corps s’illumina :
Mission
accomplie : Utiliser le canot
Gain
d’expérience : 80 XP
Mission
accomplie : S’enfuir de la galère des marchands d’esclaves
Gain
d’expérience : 80 XP
Niveau
trois !
Capacité de
peuple débloquée : Apathie des morts-vivants (dure 3 heures, coûte
20 PE)
Alors, où était le sac qu’on
m’avait promis ? Regardant sous le banc de canotage, je trouvais un sac de
toile en bandoulière.
Petit
sac : slots d’inventaire +10
Le temps que Trong atteigne le
rivage, j’affectais les nouveaux points de stats. La force et la constitution
grimpaient par défaut. Des trois points restants, j’en plaçais un autre dans la
constitution, et deux dans l’agilité. Je me retrouvais avec 39 points de
vie.
Sitôt les stats distribuées,
Trong Plongeur émergea des eaux salées sur la bande sablonneuse, se frayant un
chemin jusqu’à la côte. Son corps émettait aussi un halo coloré. La naïade
était également passée niveau trois. L’homme-poisson décocha un sourire
malicieux, arborant plusieurs rangées de dents acérées comme des aiguilles,
puis déploya subitement ses nageoires dorsales rouges et brillantes et brailla,
estomaqué par la présence de l’autre joueur non loin de moi.
« Hé ! C’est mon
trophée, » cria Trong le plongeur, pointant son trident dans ma direction.
« Je le chapeaute depuis le début de la partie ! »
La nymphe laissa la perfide
naïade sans réponse mais, entre ses mains, la flamme vive et bleue d’un sort en
cours apparut.
« Entendu, on partage le gâteau, »
suggéra Trong le plongeur, et là, ma sœur attaqua.
La flèche de glace qui jaillit
de ses mains dépassa la distance qui les séparait, et retomba en une grêle de
fragments sur les écailles de la naïade, ne laissant à Trong le plongeur qu’un
quart de ses points de vie. Ce sort à quarante points de dégâts n’avait réduit
les points de vie de la naïade que d’un tiers ? Combien de points de vie
pouvait-il avoir ?
« Ça t’en bouche un coin,
nymphe ? » ria l’homme-poisson. « Je suis résistant par essence
à la magie de l’eau ! »
À ces mots, Trong le plongeur
parvint à maîtriser son trident et se jeta sur ma sœur pour contrer le prochain
sort. Et moi, sans trop y réfléchir, je fondis dans sa direction. La naïade
était à mi-chemin lorsqu’un crabe de niveau 1 émergea des eaux en rampant
sur le sable et se mit en travers de son chemin.
La naïade, freinée dans son
élan, détruisit l’obstacle inopiné d’un coup de trident. Mais cette seconde de
délai me suffit pour le rattraper et le poignarder dans le dos.
Dégâts
infligés : 9 (11 avec coup Couteau de cuisine rouillé — armure 2)
La jauge de vie de Trong le
plongeur s’affaiblit, mais rien d’extraordinaire : à peine dix pour cent.
Pfff, j’aurais mieux fait de prendre la compétence dague. J’aurais pu infliger
un coup critique en le poignardant dans le dos. Là, sans doute plus étonné par
mon audace que par les dégâts que je lui avais fait subir, Trong se tourna vers
moi.
« Alors comme ça, Amra, tu
en es réduit à ce genre de bassesse ! Tu ne peux plus t’enfuir nulle
part ! »
Une autre flèche de glace s’envola
jusqu’au dos de l’homme-poisson, faisant dégringoler les points de vie de la
naïade à quarante pour cent. Sa jauge de vie passa du vert au jaune, et Trong
le plongeur fit un rictus de douleur :
« Ce n’est rien, je
survivrai à une autre attaque de glace, et puis je raflerai deux jolis
trophées, toi et la nymphe ! Soixante points d’expérience qui me suffiront
à basculer niveau cinq ! »
À ces mots, la naïade bondit
brusquement en avant et me poignarda le thorax de son trident. J’essayais
d’esquiver l’attaque, mais en vain. L’enflure ! La douleur était
infernale !!!
Dégâts
subis : 34 (coup de Trident du joueur Trong le Plongeur)
Niveau de
santé : 5/39
La douleur était telle que
j’avais perdu l’occasion de riposter. La naïade bondit pour se mettre hors
d’atteinte, de sorte qu’il m’était impossible de le poignarder. Mais
heureusement, ma sœur n’hésita pas un instant à envoyer une autre stalactite
enchantée dans le dos de mon attaquant. La vie de Trong le plongeur clignotait
en rouge, mais l’homme-poisson esquissa un sourire inquiétant :
« Ha ! J’ai
survécu ! Ah, tu vas mourir et je vais récupérer tous mes points de vie
dès que j’aurai gagné un niveau ! » Sur ces mots, Trong sauta dans ma
direction et donna un petit coup de trident.
D’un salto arrière, j’esquivais
avec brio les pointes acérées de sa main gauche levée. Cela eut pour effet de
faire dégringoler mes points d’endurance. Puisqu’il était très proche de moi et
de taille égale, je portais un coup brusque à sa gorge finement écaillée.
Dégâts infligés :
16 (18 avec coup de Couteau de cuisine rouillé — armure 2)
Gain
d’expérience : 120 XP
Compétence
Esquive améliorée au niveau 4 !
Voulez-vous
prendre Acrobatie (A F) comme compétence secondaire ?
C’était donc ça ! En
tentant d’esquiver la mort certaine qui planait au-dessus de ma poitrine,
j’avais non seulement utilisé l’Esquive, mais aussi l’Acrobatie ! Que
dire ? C’était une compétence utile à ma survie. Il me la fallait. Plus
loin, la nymphe s’éclaira comme un projecteur, car elle passait niveau quatre.
Après ces détails techniques,
j’observais les alentours. Le corps de Trong le plongeur gisait dans les
bas-fonds, émettant une pâle lueur. Je me penchais au-dessus de lui pour
ramasser le trident posé à terre, mais mes doigts traversèrent directement
l’objet. Sans doute parce que les lois du jeu ne considéraient pas que l’arme
avait été « droppée », donc elle restait dans son inventaire.
Dommage. Penché au-dessus de mon ennemi vaincu, j’essayais de le regarder. Je
n’avais pas eu à fouiller son cadavre. La fenêtre des trophées s’ouvrit. Mon
butin se constituait de trois pièces d’argent, deux fioles vides et une avec un
bouchon, remplie d’un liquide bleu pâle.
Niveau
d’intelligence insuffisant pour identifier l’objet
Bien, je verrai plus tard ou je
montrerai cela à ma sœur. J’allais à la rencontre de Valerianna. La Nymphe
sylvestre était en rogne :
« Tous mes familiers
meurent trop vite, les rats comme les crabes. La reine des dompteuses. Je ne
suis pas fichue de garder le contrôle de mes bêtes ! En plus, j’ai le flag
rouge du criminel au-dessus de la tête. Comme j’ai attaqué la naïade par
anticipation, j’ai commis un crime. Maintenant, mon personnage ne pourra pas
partir de l’univers durant huit heures, même si je quitte le jeu. D’ailleurs, tu
as vu la carte ? »
Je secouais la tête, puis
regardais la carte suivant le conseil de ma sœur. Il y avait juste un minuscule
cercle éclairé, affichant la zone découverte : la côte, nous deux, et une
immense masse noire représentant le territoire inconnu. J’augmentais l’échelle,
mais aucun autre marqueur ne s’afficha sur la carte. Notre petit cercle
rapetissait de plus en plus, jusqu’à ne former plus qu’un point. Les mots qui
s’affichaient n’indiquaient rien d’autre que :
Coordonnées
??????????
Région ????????
« Tu vois, » la nymphe acquiesça devant la mine déconfite se dessinant sur mon visage verdâtre. « On est au milieu de nulle part, et le seul lieu de respawn se trouve sur l’épave de la galère, et je n’ai franchement pas envie d’y remettre les pieds. Hélas, le temps sera nuageux aujourd’hui et l’obscurité gagne du terrain. La nuit tombera avant qu’on n’ait le temps d’agir. Bientôt, le simple fait d’être là menacera nos vies. Mieux vaut ne pas traîner sur le rivage. On doit partir d’ici. Avec un peu de chance, on pourrait trouver d’autres lieux de respawn. Ce serait déjà moins craignos de mourir. On ne serait plus obligés de s’évader une nouvelle fois de cette galère infecte. »
J’approuvais Valerianna et je me remis en route, la Nymphe sylvestre sur mes talons. Nous longeâmes la plage sablonneuse jusqu’à d’obscurs buissons, lorsqu’un message apparut sous nos yeux :
Félicitations, vous avez accompli la mission d’entraînement !
Bienvenue dans Boundless Realm !
Survie
nocturne
« À toi de voir, grandes
esgourdes. On reste ensemble ou on se sépare ? »
Ma sœur continuait à jouer un
rôle consistant à faire croire aux potentiels témoins que nous ne nous
connaissions pas et que notre rencontre était fortuite. Brave fille. Elle
incarnait son rôle à la perfection. Pour une ado de quatorze ans, c’était
inespéré. Je plussoyai :
« Ensemble bien. Nous deux
ensemble cette nuit, pas mourir, » répondis-je à la Nymphe sylvestre dont
le visage s’éclaira.
« Parfait ! Moi,
honnêtement, j’ai peur du noir. C’est stupide, surtout dans un jeu vidéo, mais
c’est plus fort que moi. C’est le moment idéal pour découvrir comment se
compléter l’un l’autre. Je vais prendre Cartographie comme compétence
primaire... »
Une plante ! Ce que je ressentis
à ce moment, c’était probablement la même chose qu’un joueur de casino raflant
le jackpot. J’oubliais tout ce qui existait sur Terre, fonçant jusqu’à un
arbuste discret aux larges feuilles lobées et aux baies rouge verdâtre encore
immatures. Ma compétence Herboristerie s’activa enfin, améliorant ma perception
à cinq et mon agilité à douze.
Contrairement aux autres
arbustes et arbres alentours, la plante s’éclairait en vert lorsque je
l’approchais, signe d’une interaction possible. J’arrachais une poignée de
baies encore vertes.
Groseille
des marais (ingrédient alchimique)
Gain
d’expérience : 4 XP
Ma jauge d’Herboristerie gagna
dix pour cent. Cool ! Plus que huit grappes de baies avant d’être niveau
deux ! Mais juste après avoir arraché une grappe, le buisson cessa
d’irradier. Je ne pouvais plus cueillir de baies. Il me fallait partir en quête
d’autres plantes exploitables.
« Reste concentré sur ta
tâche, espèce d’andouille ! » réprimanda ma sœur, contrariée que je
me sois laissé distraire par un arbuste fruitier.
Ne m’estimant pas fautif, je
tentai de me défendre :
« Plante, moi
prendre-prendre. Connaissance monte flèche. Bon pour voir nuit. Si huit herbes
trouvées, sens à moi meilleurs. »
Mon champ visuel était
sensiblement accru car ma perception était passée à cinq, ce qui augmentait
également mes chances de survie nocturne dans cette forêt grouillante et
hostile. Ainsi, ma priorité était de développer ma compétence Herboristerie au
niveau deux et d’accroître par la même occasion ma perception et mon champ
visuel.
Malgré mon explication vaseuse,
Valerianna saisit parfaitement la teneur de mes propos :
« Entendu, Amra. Amasse
tes herbes et augmente ta perception. C’est utile pour nous deux. J’ai pris
Cartographie comme compétence primaire. Encore une qui améliore l’intelligence.
Ça élargit le rayon de visibilité sur la carte et si ça se trouve on trouvera
plein de lieux utiles. Mais la visibilité distante ne doit pas être notre seul
objectif, on doit aussi éviter que les prédateurs nous pistent. C’est pourquoi
je prends la compétence secondaire Furtivité. Avec le bonus du peuple des
nymphes et ses -50 % de rayon d’aggro on devrait s’en sortir. Tu as aussi
opté pour la Furtivité. Je l’ai vu dès notre première rencontre. Aussi, ton
agilité sera supérieure à la mienne, je ne m’en fais pas trop pour toi. Veille
à désactiver dans les paramètres du jeu le halo de couleurs qui se déclenche
quand tu level up. Après tout, quel intérêt d’être à couvert si, au moment
critique, tu clignotes comme une guirlande dès qu’une compétence monte d’un
niveau ? »
C’était un conseil très
concret. J’ouvris les paramètres pour désactiver tout effet de halo coloré dans
la fenêtre des effets visuels. Toutes ces petites loupiotes multicolores
étaient certes jolies, mais elles étaient totalement inadaptées pour marcher à
pas de loup la nuit dans les bois.
Surtout, je n’avais pas oublié
un autre outil à ma disposition : la compétence vision nocturne acquise en
tant que vampire niveau 2. Je n’en dis rien, mais je l’activai à la nuit
tombée au prix de 15 points d’endurance. Les couleurs du monde se
contrastèrent, et je repérai aisément une silhouette brillante au lointain, une
créature sylvestre à n’en pas douter.
« Vu ennemi. Ici. Crâne
au-dessus, » murmurais-je à la nymphe, qui commenta tout aussi
discrètement :
« Le niveau d’une bête
surmontée d’un crâne rouge est supérieur à vingt, mieux vaut garder ses
distances. Et si le crâne est noir, l’écart de niveaux est supérieur à
cinquante et là c’est la fin des haricots. »
Le crâne était rouge. Même si
l’on aurait pu s’attendre à pire, nous contournâmes l’ennemi en décrivant un
grand arc de cercle. En progressant, je constatais avec une surprise non
dissimulée la vitesse à laquelle ma jauge de Furtivité se remplissait. Plus que
trois malheureux points avant que la compétence passe niveau trois. J’avais
même l’intention de rester là et de poireauter quelques minutes, mais ma sœur
me traîna vers l’avant :
« Crois-moi, Amra, ce
n’est pas le seul monstre de cette forêt. Et si à chaque fois on doit les
contourner de cette façon, on n’ira nulle part. Dans une minute, d’après les
règles de Boundless Realm, la nuit tombera et ça pullulera de mobs
dangereux. »
Je consultais l’horloge. Plus
que quelques secondes avant vingt-et-une heures. Peu de temps après, des
messages surgirent à l’écran :
La nuit
n’est pas propice aux promenades en-dehors de la ville
Mission
reçue : Survie nocturne
Classe de
mission : Ponctuelle, personnelle
Récompense :
160 XP, +2 points de stats
Mission
bonus reçue : Trouver un abri
Classe de
mission : Facultative
Récompense :
80 XP, une pièce d’équipement aléatoire
Devant ma sœur statufiée, je me
dis qu’elle était en train de recevoir les mêmes messages que moi. La nymphe se
tourna vers moi et murmura :
« Si je réussis les deux
missions, je pexerai assez pour passer niveau cinq. Pour l’heure, pas un
mot. On avancera en mode Furtivité le restant de la nuit en silence. Les
prédateurs nocturnes ont rarement besoin de nous voir pour nous repérer. Ils se
servent de leur ouïe pour nous traquer. »
* * *
Les créateurs de Boundless
Realm avaient reproduit avec brio l’ambiance d’une forêt marécageuse bien
flippante. Partout autour, je pouvais entendre les hurlements et les
rugissements de prédateurs. Parfois j’entendais des chuintements au-dessus de
ma tête puis des rires malfaisants, et chaque fois mon cœur se pétrifiait de
terreur. À plusieurs reprises, à la lisière de mon champ de vision, je devinais
des silhouettes spectrales évanescentes. Toutes étaient surmontées d’un crâne
rouge. Ma sœur et moi devions sans cesse obliquer en marchant ou nous tapir au
milieu des racines noueuses d’arbres séculaires, à l’affût du moindre danger.
Les monstres pullulaient. C’est
seulement par miracle que nous passâmes entre les mailles du filet. Tremblants
de peur, nous redoutions que nos bruits de pas, notre respiration voire nos
battements de cœur nous trahissent. Une fois, Valerianna écrasa une branche
sèche qui craqua et je manquai de me faire dessus.
Mais j’avais eu la présence
d’esprit d’amasser des plantes en chemin : groseille des marais, mûre des
marais et prêle des marais. Quand mon Herboristerie était passée niveau deux,
la variété de plantes et de baies précieuses que je trouvais s’était
immédiatement étoffée. Aux alentours du niveau trois, le muguet amer, la
bruyère commune, l’armoise amère et le trèfle sauvage étaient devenus banals.
Je me réjouissais d’avoir trouvé un sac, car sinon j’aurais manqué de place
dans mon inventaire pour stocker toutes ces espèces de plantes.
Un moment donné, la Nymphe
sylvestre m’effleura l’épaule pour me désigner du doigt une tache noire
menaçante au loin. Un danger ? La réalité s’avéra toute autre. Ma sœur
insista pour partir dans la direction de cette chose. Je compris vite ses
intentions. Sur la carte locale apparut un marqueur comportant trois anneaux
gris entrelacés. Comme l’indiquait l’aide interactive, ce symbole représentait
un lieu de respawn.
Tapis derrière un arbre touffu
tapissé de lichen, nous échappions à la vue d’un loup hors-norme, de la taille d’un
gros éléphanteau, qui croisait notre chemin. La voie dégagée, nous nous ruâmes
jusqu’au marqueur sur la carte. En nous approchant, je sentis la terre trembler sous nos
pieds. Une présence naturelle émanait de cet endroit. Le cœur de l’anomalie
était un immense bloc de roche excavé par l’érosion, au sommet d’une petite
colline. Le bloc était recouvert de runes altérées par le temps, dans une
langue inconnue.
« On peut discuter ici
sans crainte, » m’assura ma sœur. « Les PNJ n’approchent pas les
lieux de respawn. Le système du jeu le leur interdit. C’est pourquoi les seules
menaces dans ce genre d’endroit sont les joueurs réels. Les personnages
malveillants s’emploient souvent à provoquer leurs victimes pour qu’elles les
agressent ou les soumettent à la tentation du vol pour leur faire porter le
flag Criminel. Ensuite, elles peuvent tuer leur proie sans aucune sanction et
attendent au même lieu de respawn pour les tuer sans relâche, et pexer
un max tout en récupérant les drops. Mais c’est pas ton genre, Amra ? Je
peux quitter le jeu ici ? C’est un lieu sûr, ma survie est assurée cette
nuit. J’aimerais bien sûr finir la quête secondaire, mais là mes paupières sont
lourdes. »
« Nymphe, dors. Amra pas
vilain. Pas méchant gobelin, » dis-je pour rassurer ma sœur, bien que
contrarié qu’elle me quitte temporairement.
De son point de vue, je pouvais
aisément comprendre. Il était minuit passé, et l’ado de quatorze ans aurait
déjà dû être au lit depuis un moment. D’habitude, je la bordais entre
vingt-et-une et vingt-deux heures, donc elle avait quelque peu différé son
heure du coucher. La petite nymphe s’assit sur un affleurement de pierre chaude
et ferma les yeux. Je l’appelai sans aucune réaction de sa part. Ma sœur
s’était déconnectée.
Que faire ? Pouvais-je me
contenter d’avoir fini la mission primaire et m’endormir là-dessus ? Une
voix intérieure me soufflait de ne pas y céder. Plus je jouerais longtemps,
après tout, plus mon employeur serait ravi. Quel genre de testeur étais-je si
je m’accommodais du minimum syndical pour ensuite tirer au flanc ? Il ne
restait plus que soixante-dix points d’expérience pour passer niveau quatre, et
la cueillette de plantes forestières m’y aiderait.
Et puis, quand on y pense, où
pouvais-je aller dans le monde réel une fois sorti de ma capsule de réalité
virtuelle ? Il faisait nuit noire. Le métro et les trolleybus n’étaient
pas en service, et il serait difficile de convaincre un taxi de conduire dans
la périphérie mal famée de la mégapole. La police elle-même évitait ce genre d’endroits
la nuit. C’était décidé. Je continuerai à jouer en solo, même s’il fallait
redoubler de prudence.
Voulez-vous
vraiment changer votre lieu de respawn ?
Clairement oui. J’étais
absolument certain de ne pas vouloir reprendre le jeu dans cette galère orque à
perpète si d’aventure un monstre me dévorait. Je soupirais, cheminant hardiment
dans la nuit obscure. Trois minutes plus tard, je tombais déjà sur un sentier
relativement bien battu. Il était représenté par une fine ligne rouge sur la
carte.
La présence d'une piste
signifiait que quelqu'un avait fauché la végétation pour se frayer un chemin.
Mais où aller : à droite ou à gauche ? Pour une raison étrange,
j’avais du mal à trancher. Les deux aboutissaient à une forêt dense et
périlleuse. Valait-il mieux jouer mon destin à pile ou face ?
Je m’emparais d'une pièce
d'argent heptagonale dans mon inventaire. Elle était trouée en son centre, de
façon à pouvoir l'enfiler sur une ficelle et la porter en collier. Bon, si la
pièce tombait du côté de la tour fortifiée, j’irais à droite. Si elle tombait
du côté… c’était quoi, sérieusement ? La pièce était vieille et usée, et
l'image à peine visible. Sans doute un dragon, ou alors un poulpe. Qu’importe.
Si la bête épouvantable tombait, j’irais à gauche. Je lançais la pièce et la
rattrapais élégamment en plein vol. Je desserrais les doigts. Sur la face
visible figurait le dragon ou le poulpe.
À ce moment-là, je remarquai
sur la carte interactive un point rouge suspect près de moi. Bien trop près. Il
y avait un monstre dans les parages. Je fis volte-face, terrifié, et à un pas
de moi, j’aperçus le loup colossal dont nous nous étions cachés, ma sœur et
moi.
Loup
sylvestre aguerri niveau 27
Le crâne rouge au-dessus de la
tête du prédateur des bois confirmait que vingt niveaux nous séparaient.
Légendaire infortune. Voilà tout ce que récoltais en m’aventurant sans ma sœur.
Au moins, le respawn était à proximité. Il n'y avait absolument aucune raison
de courir. Encore moins de l'affronter…
Test de
réaction réussi pour Loup sylvestre aguerri
Gain
d’expérience : 20 XP
Le marqueur du loup sur la
carte passa subitement du rouge au jaune. C’était à mon avis dû au bonus du
peuple Gobelin avec +30 de réaction de la part de toutes créatures sylvestres
et des marécages. Je n’aurais jamais imaginé que cela puisse m’être utile un
jour. Étrangement, le loup aguerri, plutôt que de s'éloigner, m’observa avec
curiosité tout en reniflant. Que me voulait-il ?
Je déboutonnais ma musette pour
y prendre de la viande de rat. Les dents carnassières du loup manquèrent de
m’arracher les doigts. Un rictus me déforma le visage quelques secondes. Le
loup déglutit la nourriture, remua de la queue tel un chien, et me scruta de
plus belle en écarquillant ses yeux jaunes. Je déclinais la compétence secondaire
Empathie animale (Ch I) avant de nourrir le loup des deux morceaux de
viande de rat en ma possession.
« C'est fini. Plus
manger, » dis-je au prédateur en lui montrant mes mains vides.
Incrédule, le loup renifla
autour de moi, fouissant avec son museau inquisiteur pour vérifier que je ne
lui faisais pas un coup fourré. Une fois cela fait, le carnassier se détourna
enfin de moi et battit en retraite. Le marqueur de l'animal sur la carte passa
au vert. Amical. Bon, je vois...
« Attends ! Maison
gobelin habite où ? Loup le sait ? » m’enquis-je à voix haute.
L’idée qu’un animal puisse me
comprendre paraissait insensée. En même temps, ce n'était pas pire que de
ronger mon propre pouce, une technique qui avait fait ses preuves. Le loup se
tourna vers moi, me scruta un long moment sans ciller puis, sans crier gare,
s'allongea à plat ventre.
ERREUR
SYSTÈME ! Vous ne pouvez pas passer de la classe Herboriste à Dresseur de
loup
Voulez-vous
prendre Dresseur (A Ch) comme compétence secondaire ?
Je refusai cette proposition
alléchante avant d’enfourcher l'animal. Le loup se leva alors puis, inquiet,
partit se réfugier dans les buissons. Je dus éviter les branches pour ne pas
m’égratigner le visage. Un amas entier de points rouges s’affichait sur la
carte. Et justement, ils étaient sur notre route.
Test de
réaction réussi pour Loup sylvestre aguerri
Gain
d’expérience : 20 XP
Test de
réaction réussi pour Louve (femelle) sylvestre aguerrie
Gain
d’expérience : 16 XP
Test de
réaction réussi pour Loup sylvestre aguerri
Gain
d’expérience : 20 XP
Niveau
quatre !
Capacité de
peuple débloquée : Détection de vie (dure 3 heures, rayon d’aggro :
Perception * 2 m, coût 20 PE)
À peine eus-je le temps de me
ressaisir après cette avalanche de messages que le loup aguerri se mit à
galoper à fond de train, franchit un ruisseau peu profond et s’arrêta sans
crier gare devant une longue et sombre, barricade. Prenant le temps de
l’observer, j’identifiais une palissade trois fois plus haute que moi,
densément recouverte de lierre épineux enchevêtré, constituée de pieux érodés
plantés dans la terre. C'était une bonne construction. Les architectes n'y
avaient rien laissé au hasard. Le loup s’abaissa pour me signifier que la
chevauchée touchait à sa fin.
Dès que je bondis sur la terre
ferme, le prédateur disparut silencieusement dans les bois, et je me retrouvais
seul face à la palissade. Je sillonnais le périmètre, pestant à voix basse
contre la densité de la végétation. L’affreux lierre et les plantes grimpantes
souples proliféraient, hérissées d'épines acérées et longues de dix
centimètres. Je gagnais bientôt un portail de bois. L’une des portes était
dégondée et reposait au sol, tandis que l’autre menaçait de s’écrouler. Chacune
portait les profondes entailles des griffes d'un prédateur titanesque. Les
fissures du bois avaient foncé au fil du temps. Quelle qu’en soit la cause,
elle était ancienne.
Je franchis prudemment la
barricade et aperçus un fortin sombre et élevé. Il avait été bâti avec
d’immenses pieux d’environ un mètre de diamètre. Il m’était difficile
d’attribuer un peuple à cette construction, mais c’était plus une forteresse
qu’un simple habitat. Les murs étaient incroyablement épais, dotés de
meurtrières si étroites que même un chat aurait eu du mal à s’y faufiler. Et
même si le bâtiment semblait m’accueillir, porte ouverte, je ne me précipitais
pas à l’intérieur.
En premier lieu, j’invoquais ma
capacité Détection de vie, marchant en cercle autour de l’ouverture en bois. La
voie était libre. Pas de créatures à l’intérieur. Je montais alors sur le
porche puis pénétrais dans le bâtiment. Une fois à l’intérieur, je vis un lourd
madrier susceptible de bloquer la porte. Je le mis à sa place.
Mission
accomplie : Trouver un abri
Gain
d’expérience : 80 XP
C’était une pièce sombre, avec
comme seule source d’éclairage les étroites meurtrières. Le bâtiment comportait
une petite entrée, un escalier menant au second étage et une autre pièce à
l’étage, sans doute une ancienne cuisine d’après la table immense et le foyer
en pierres cimentées. Je montais au second étage, gravissant péniblement les
hautes marches. Les propriétaires d'origine devaient dormir là. Il y avait un
lit bas sur tréteaux recouvert de vieilles peaux fétides, un tabouret, une
petite table et une boîte vide. Au milieu de la pièce, une énorme tâche sombre,
des guenilles souillées et une multitude d’ossements décharnés. J’étais secoué
de terreur et de dégoût. C’est comme si le précédent hôte de ce bâtiment
s'était fait dévorer sur place, sans que la haute palanque ou les portes
épaisses n’aient pu l'en protéger.
Non loin de cette scène
sanglante, près du lit en peau, trônait une paire de bottes de cuir intactes
dont la pointure avoisinait les cents. Si j’avais eu envie d’enfiler mes deux
jambes à l'intérieur d'une seule botte, celle-ci me serait presque arrivée à la
taille. J’en déduisis qu'il s'agissait de « la pièce d'équipement
aléatoire » promise en récompense de la quête. Oui, les développeurs du
jeu avaient, eux aussi, de l'humour. Bien qu’un sens de l'humour très singulier…
Sous mes yeux apparut une image
jaune et transparente : une assiette ornée d'une cuillère et d’un couteau
disposés en croix. Mon Gobelin aux grandes esgourdes devait crier famine.
J'ouvris une fiche d'informations plus approfondies sur mon personnage. La jauge
de faim était passée en dessous de vingt-cinq pour cent. L’aide m'indiquait
qu'il ne me restait plus que six heures avant de subir un malus. Pire encore,
outre la faim, la Soif de sang me menaçait. Ma jauge Étancher la soif n'était
qu’à 5/15. Cinq heures avant la fin, ça risquait d’être un gros souci. Et même
en assouvissant mon appétit avec ma récolte nocturne de baies, je refusais
catégoriquement de devenir un vampire assoiffé de sang, incapable de se
contenir.
Ce serait ma mission. Avant
l’aube, il me faudrait manger de la viande, crue par-dessus le marché.
Autrement dit, je devais chasser la nuit. Mais alors, quelle victime choisir
s'il n'y avait rien d'autre que les mobs que j’avais aperçus toute la
nuit ? D'un point de vue purement technique, avais-je le moindre espoir de
tuer quoi que ce soit ? Pas avec un couteau de cuisine aussi médiocre,
si ? J’avais besoin d’une arme dépendant de ma statistique principale,
l'agilité. Comme l’Arc. Mais l’Arc était une compétence à deux mains, et ma main
gauche toujours blessée ne supporterait pas de porter une arme un jour et demi
de plus. Il me fallait une arme à une main, indexée sur l'agilité. Ça existait
forcément !
Comme il n’était pas évident de
dénicher ce genre d’information au sein de l’interface de Boundless Realm,
je choisis de « Quitter la partie » dans le menu du jeu. J'ouvris la
capsule de réalité virtuelle, en sortis, et me débarrassa aussitôt de mon
casque et de ma combi. Assis en sous-vêtements sur une chaise, mon premier
réflexe fut de prendre mon portable pour appeler ma sœur et lui parler de
l’abri. Valeria ne répondit qu’au bout d’un certain temps.
« Tim,
il est une heure du mat. Je suis couchée depuis longtemps. Tu veux
quoi ? »
Je lui parlai du fortin et du
lieu où finir la quête secondaire, lui précisant l’itinéraire, mais sa voix ne
débordait pas d’enthousiasme.
« Cent
points d’expérience, ça ne mérite pas de sacrifier mon sommeil et mes points
d’expérience. Ce serait comme avancer à tâtons dans le noir sans toi. Je
finirais dévorée par les loups ou autres, et j’échouerais à la quête secondaire
et à la principale. Enfin bon, je vais régler mon réveil tôt, à cinq heures du
matin. Si les pires mobs dorment à cette heure-là, je te rejoindrai dans ta
maison pour finir la quête secondaire. N’oublie pas de m'envoyer un message
privé in-game, sinon on risque de te demander comment j’ai su pour l’abri. Au
fait, tu rentres quand à la maison ? »
Pas avant la matinée lui
répondis-je, quand les transports publics seraient en service, puis je
raccrochais. Écumant le forum de Boundless Realm, je me mis à
décortiquer les avis de joueurs experts en matière d’armement. Il existait une
tripotée d'armes à une main avec l’agilité pour stat principale :
arbalètes à une main, couteau à lancer, fléchettes, projectiles pointus en tous
genres, bolas et tant d'autres.
La sarbacane projetant des
aiguilles et des épines me faisait de l’œil. Le guide précisait que je pouvais
appliquer sur les épines des poisons aux effets délétères : désorienter,
réduction de stats voire paralysie. Les sarbacanes dépendaient de la compétence
Armes exotiques (A P) et l’entraînement ouvrait la voie aux lassos et aux
filets qui, par contre, se maniaient à deux mains.
Quelle chouette idée !
C’était tout bon. Le manteau de lierre enveloppant la palissade non loin de mon
abri regorgeait d’épines. Et la prêle, à la tige creuse, proliférait aux abords
des marécages. Sans plus attendre je m’engouffrais dans la capsule de réalité
virtuelle, fin prêt. Je trouvai un tube d’environ un mètre et le sectionnai
aussitôt. Je le nettoyai à l’aide d’une fine branche, ravi du résultat :
Sarbacane
artisanale (arme)
La récolte d’épines s’avéra
plus ardue. Les récupérer sur le lierre grimpant n’était pas une partie de
plaisir. Il me fallut du temps pour extraire vingt épines en les travaillant au
couteau et remplir un slot de mon inventaire. Je regagnai le bâtiment, découpai
de la peau à fourrure dans les vieilles pelleteries en les cousant à l’aide
d’une longue aiguille.
Munition de
Sarbacane artisanale
Dégâts :
(1-3) * Agilité
Enfin, comme premier test, je
soufflai d'un coup sec et une épine se ficha profondément dans les boiseries du
mur en un bruit sourd.
Voulez-vous
prendre Armes exotiques (A P) comme compétence secondaire ?
Alors ?! C’était bon.
J'avais choisi ma dernière compétence. Il me faudrait patienter jusqu’au niveau
dix pour avoir le droit d’en choisir une autre. Je m’entraînai sur des cibles
scotchées au mur, et le résultat fut à la hauteur de mes attentes. Enfin une
arme digne de ce nom pour mon Gobelin aux grandes esgourdes.
Une fois niveau quatre, si une
partie de mes points de stat avait été affectée par défaut à la force et à la
constitution, il m'en restait encore en réserve. J'affectai un point à
l’intelligence, l’agilité et la perception. La fiche du personnage montrait à
ce stade qu’avec une compétence Armes exotiques niveau un, les modificateurs de
l’agilité (14,15) et Le goût du sang (1,02), je pouvais dorénavant infliger
entre 28 et 57 dégâts. J’étais la terreur des ténèbres ! Gare à
vous !
Comme il était déjà trois
heures du matin passé, je choisis de ne pas perdre de temps à préparer de
puissants poisons ou autres breuvages. Sans recette, sans équipement adapté et
sans une Alchimie bien levelée, les chances de réussite étaient maigres. Il
fallait me contenter d’épines basiques sans poison pour mon arme.
* * *
Ce n’était rien qu’un canard.
Un canard lambda, tout gris, avec de petites taches colorées et une
spécificité : il faisait la taille d’un gros dindon. L'oiseau était
assoupi sur une île au milieu des marécages.
Canard des
marais niveau onze
Les mots étaient inscrits en
rouge, indiquant un ennemi plutôt redoutable. En même temps, c'était la
première fois que je voyais une créature sans l’icône du crâne dans cette zone.
Ce canard de niveau onze devait être l'un des résidents les plus faibles de
toute la région. Moi excepté, bien sûr. Étendu dans les buissons près de l'eau,
à sept mètres de ma victime potentielle, je ne pus me résoudre à l'attaquer. La
tentation de m’approcher du canard pour le tuer avec Morsure vampirique devait
être écartée. La boue épaisse et fangeuse aux abords de la côte m’empêchait de
traverser à pas de loup.
Compétence
Furtivité améliorée au niveau 6 !
Après ce message réjouissant,
je décidai d’attaquer. Je levai mon arme très doucement, le ciblai puis
soufflai d’un coup sec ! L’épine atterrit en plein dans le mille, droit
dans le cou du canard.
Dégâts
infligés : 31 (48 dégâts missile - 17 armure)
Sa jauge de vie chuta un chouia,
sept ou huit pour cent. Bon sang ! Il avait plus de points de vie que
trois Trong le plongeur réunis ! Maintenant j’étais grillé ! L'oiseau
se réveilla, fit volte-face dans ma direction sans broncher, et battit
bruyamment des ailes tout en cancanant, indigné par son réveil brutal. Je me
levai d'un bond et rechargeai le tube d’une autre épine.
Dégâts
infligés : 12 (29 dégâts missile - 17 armure)
Pas de bol. J’avais infligé le
minimum de dégâts possible. En retour, le canard se tut, s’adonna à un étrange
acte de déglutition avant de me cracher dessus ! Je lui échappai de
justesse en bondissant.
Compétence
Acrobatie améliorée au niveau 2 !
Pile à l’endroit d’où je venais
de partir, les galets du littoral se mirent à produire un chuintement inquiétant
avant de se dissoudre dans l’acide. Hé, abusif ! Avais-je affaire à un
vrai canard ou un alien de film d’horreur ? Les deux tirs suivants
échouèrent. L’oiseau décolla abruptement et se mit à tournoyer au-dessus de moi
tout en cancanant singulièrement, crachant du ciel ses jets d’acide à
intervalles réguliers. Le minuscule point éloigné hors d'atteinte, je décidai
de ne pas gaspiller mes munitions. D’un autre côté, je bondissais sans effort
pour esquiver les crachats du canard.
Compétence
Esquive améliorée au niveau 5 !
Impeccable ! Timing
parfait ! Quel plaisir de voir cette compétence ô combien utile évoluer
d’elle-même ! L’amélioration concomitante de l’agilité, qui s'accompagnait
d’une augmentation des dégâts et de la visée, était plus grisante encore. Après
avoir mis en joue ma cible en mouvement, je tentais un nouveau tir.
Coup
critique : 126 (63*2 dégâts missile - armure ignorée)
Compétence
Armes exotiques au niveau 2 !
L'épine se planta en plein dans
l'œil du canard. La jauge de vie de mon ennemi fléchit de moitié. L’oiseau
était aussi borgne de l’œil gauche. Le canard exécuta à tire-d’aile quelques
sauts périlleux maladroits puis cracha plusieurs fois de façon erratique car il
m’avait visiblement perdu de vue. Mais il parvint à me relocaliser, modifia sa
tactique et s’approcha pour m’affronter au corps à corps. Je fis volte-face en
esquivant ses coups de bec dirigés à mon encontre. Je lui tirai dessus tandis
qu’il prenait de la hauteur, sans succès. Tel un cerf-volant en plein vol, le
canard des marécages se retourna et fondit sur moi. Sauf que là, je m’y
attendais :
Dégâts
infligés : 42 (59 dégâts missile - 17 armure)
Je dus me contorsionner de plus
belle pour esquiver le coup. Blessé au thorax, l’oiseau fut alors incapable de
modifier sa trajectoire de vol et s’écrasa sur les galets secs en lisière des
marécages. Quand il fut à terre, je lui assénai un nouveau coup.
Dégâts
infligés : 30 (47 dégâts missile - 17 armure)
L’oiseau, battant des ailes et
se redressant tant bien que mal, s’abattit sur moi tandis que je m’éclipsai du
côté de son œil gauche et borgne. Le canard s’arrêta net, je n’étais plus dans
sa ligne de mire.
Dégâts
infligés : 51 (68 dégâts missile - 17 armure)
La jauge de vie du canard était
dans le rouge et je n’étais presque plus visible. Il ne lui restait plus que
quelques points de vie. Je contournai l’oiseau en arc de cercle du côté de son
œil aveugle et lui infligeai une morsure.
Dégâts
infligés : 23 (Morsure vampirique)
Gain
d’expérience : 504 XP
Objets
obtenus : Viande de canard * 3 (aliment), Munition de sarbacane
artisanale * 6
Niveau
cinq !
Réussite
débloquée : Goûteur (3/1000)
Capacité de
peuple débloquée : 10 % de résistance au poison
Capacité de peuple améliorée : Le goût du sang (octroie +1 % à
tous les dégâts infligés par créature unique tuée avec Morsure vampirique.
Bonus actuel : 3 %)
Joli ! Vaincre le canard
m’avait permis de pexer autant de points que tout ce que j’avais cumulé
jusqu’alors ! En plus, ma Soif de sang était pleinement étanchée (15/15).
En parlant de soif... Je m’emparai du récipient alchimique vide pour le remplir
du sang de l’oiseau. Me dirigeant vers un arbre proche, je l’écorçai au couteau
pour en extraire une forme de bouchon pour ma fiole.
Sang de
canard (ingrédient alchimique)
La lumière commençait à
poindre. D’ici une heure, le soleil léthal se lèverait. Mais je ne m’empressai
pas de trouver un abri. Il me fallait encore sept ou huit plantes utiles pour
améliorer ma compétence Herboristerie. Le bâtiment étant à proximité, je pris
mon temps pour cueillir des plantes.
Compétence
Herboristerie améliorée au niveau 3 !
Voilà qui était suffisant. Je
m’empressai de regagner le fortin de bois. Quatre minute avant le lever du
jour, je me ruai sur le porche... mais la porte était verrouillée de
l’intérieur ! La carte m’informait aimablement que la joueuse Valerianna
Prestepas se trouvait dans le bâtiment. Ma sœur ! Elle était finalement
venue !
Je tambourinai à la porte qui
ne s’ouvrit pas. Val était partie se coucher ou quoi ? Si elle n’ouvrait
pas d’ici trois minutes, je subirais la mort la plus stupide qu’un vampire ait
connue dans toute l’histoire du jeu. Non pas à l’issue d’un combat épique
contre un guerrier sacré, mais sur le seuil de sa propre maison fermée à double
tour par sa sœur chérie ! C’est ce qu’on appelait un coup du destin !
En plus, le lieu de respawn trônait sur une dalle de pierre exposée, me
condamnant à une mort certaine au point du jour...
J’envoyai un message privé à
Valerianna l’intimant de m’ouvrir sur-le-champ, mais je n’y comptais plus trop.
Autour de la maison, il n’existait aucun abri pour se protéger des rayons du
soleil. Mon seul espoir était d’entrer dans le bâtiment. La panique me
submergea durant la dernière minute. Quinze secondes. Dix...
J’entendis le lourd madrier que
l’on retirait de la porte.
Neuf. Huit. Sept. Six. La porte
s’entrebâilla de quelques centimètres.
« C’est quoi ce boucan,
Amra ? » interrogea la nymphe sylvestre, bâillant d’ennui dans
l’embrasure.
J’enfonçai la porte, bousculant
la fille d’un geste fluide pour passer, puis je me précipitai dans les
escaliers. Le vestibule était bien trop lumineux. Les rayons du soleil
finiraient par percer à travers les fenêtres. Cinq. Quatre. Trois. Deux
secondes avant le lever du jour, je m’élançai sur le lit pour m’enfouir sous
les peaux de bêtes entassées. Enfin !
Mission
accomplie : Survie nocturne
Gain
d’expérience : 160 XP
Récompense :
+2 points de stats
Niveau
six !
Nombre de
points de Soif de sang accru : 15/20
« Désolé, je file. Une urgence.
Des affaires à régler IRL, » lançai-je à la nymphe en état de confusion
totale avant de partir sans prendre la peine d’affecter mes points de stat
cumulés.
* * *
Le casque et la combinaison de
capteurs retirés, je m’assis par terre, impuissant. Mes mains tremblaient
encore et mon cœur battait la chamade. Je m’étais rongé les sangs dans ce jeu,
comme si le soleil avait pu me torturer, pas juste me priver de quelques
centaines de points d’expérience. Sur le coup, l’insignifiance d’une mort
virtuelle ne m’avait pas effleuré l’esprit. Après tout, cette perte
d’expérience n’était pas irréversible. Non, je voulais survivre en gardant
intacte chacune des cellules de mon corps.
Je me calmai un peu, puis
j’enfilai mes habits avant de sortir de la cabine. Un besoin pressant d’aller
aux toilettes. Je me précipitais tout au fond du long couloir jusqu’aux W.C.
les plus proches. Sur tout l’étage, seules deux portes avaient la lampe rouge,
la mienne et celle de la rousse rencontrée plus tôt. Les trois-cents autres
portes, ainsi que toutes celles du couloir opposé, affichaient du vert :
que des salles vacantes. En gros, il n’y avait que moi et elle ici. J’entendis
alors un bruit d’eau provenant d’une salle de douche fermée. De si bon matin,
sur cet étage sans âme, quelqu’un prenait sa douche.
Le corps et l’esprit
rafraîchis, je me dirigeai vers la machine à café. J’avais les paupières
lourdes. Un remontant s’imposait. Ici, au fond de l’étage des testeurs de Boundless
Realm, il y avait une salle de repos avec des tables, des canapés, une
télévision murale alors éteinte et des distributeurs à snacks et à eau. Tenant
une tasse à café chaude, je longeai la rangée de distributeurs pour consulter
les sélections. Je cherchai un sachet de boules de gomme pour ma sœur. Elle en
raffolait. Je tentai un paiement par carte, mais un message attendu s’afficha à
l’écran. « Transaction rejetée. Fonds insuffisants. » Je dus faire
mes fonds de poche. L’argent liquide avait pratiquement disparu de la
circulation ces dernières années mais les distributeurs de friandises
l’acceptaient toujours. Après avoir repêché toute ma monnaie, j’insérai des
sous dans la fente. Qu’avais-je fait pour mériter cela ? Le sachet de
gommes s’était coincé dans un rouage de la machine.
« Ouah ! Je ne
m’attendais pas à voir quelqu’un si tôt ! » Une voix féminine
tonitruante retentit dans mon dos.
Je tournai les talons. Pas de
doute, c’était la femme énigmatique aux cheveux roux flamboyant coiffés d’un
chapeau, vêtue d’une robe chic vert émeraude. Cette fois-ci, elle se tenait
devant moi, les mains chargées de shampoings et de lotions, sa nudité
enveloppée d’une simple serviette de bain.
« Pardon, je ne voulais
pas vous effrayer, » répondis-je, mais la femme s’esclaffa en
retour :
« Vous ?!
M’effrayer ?! Croyez-moi, il en faut beaucoup pour m’effrayer. À vrai
dire, de tout le semestre, j’ai toujours travaillé seule la nuit à cet étage.
Et comme je ne m’attendais pas à croiser qui que ce soit, je suis sortie comme
ça, » se justifia-t-elle en désignant la serviette.
« Ne craignez rien. Je ne
suis pas là pour vous importuner. Je viens de finir “Survie nocturne”. Ça doit
vous dire quelque chose. Une quête de néophytes. »
« Oh oui, » sourit la
femme mystère. « C’est moi qui l’ai conçue il y a deux ans. C’était le
seul moyen que j’ai trouvé pour que les gens s’aventurent la nuit en-dehors des
villes. Alors, vous avez tiré votre épingle du jeu ? »
« Oui mais j’ai
galéré, » répondis-je en esbroufant.
« Bien joué. Plein de
joueurs relèvent le défi, peu survivent jusqu’au matin. Mais les nyctalopes ont
leurs proies de prédilection, » se lécha-t-elle les babines, révélant sa
nature de prédatrice comme pour insinuer qu’elle avait un appétit vorace pour
les imprudents.
C’était peut-être vraiment le
cas. Savait-on quel personnage elle incarnait ? Remarquant un changement
d’attitude de ma part, elle ajouta :
« Vos yeux se sont
arrondis comme des billes, à croire que vous avez vu un monstre. Croyez-moi, je
ne mange personne. » La femme braqua les yeux sur le sachet de gommes
coincé et me confia sa brassée de produits cosmétiques. « Tenez
ça ! »
Sans un mot, j’empoignai la
montagne de bouteilles et de tubes. La femme s’avança jusqu’au distributeur
puis tendit la main. Le distributeur se mit en marche. Au niveau supérieur, une
spirale tournoya, poussant la barre chocolatée sélectionnée par la rousse.
Incroyable ! Plutôt qu’un billet ou une carte bancaire, elle avait une
puce d’identification ! On m’avait bien parlé de cette technologie, mais
je n’avais jamais vu ça avant.
La barre tomba à la verticale
au-dessus du sachet de gommes piégé, qui tombèrent ensemble dans le tiroir.
« Tu vois, je ne mords
pas, » sourit-elle, ses touffes de cheveux fins et bouclés humides
ondulèrent lorsqu’elle se redressa. « Et oublie donc les courbettes avec
moi. Je ne suis pas bien plus vieille que toi. Je m’appelle Kira,
d’ailleurs. »
« Timothy, » me
présentais-je en lui rendant les produits.
Elle les reprit dans ses bras,
s’arrêta pour dire quelque chose, puis... sa serviette s’écroula à terre.
Instant gênant. Ses bras étaient chargés de sorte qu’elle ne pouvait pas
récupérer la serviette ou se couvrir le corps.
« Kira, permets-moi. Je
vais t’aider ! » À ces mots, je ramassai la serviette et lui
enveloppa le corps.
Toucher sa peau tendre et
chaude après la douche me procurait des sensations folles, mais je ne
m’attardais pas. Lorsqu’elle m’embrassa sur la joue en signe de gratitude, je
n’hésitais pas. Ici les rêves impossibles n’avaient pas leur place. Kira et
moi-même étions trop différents, c’est tout juste si nous nous connaissions.
« Merci Timothy. À un de
ces quatre, qui sait. Garde la barre cholocatée. Je ne mange pas de
chocolat. »
Kira regagna sa cabine pour se
rhabiller. Je restai debout un moment, la regardant s’éloigner. Je conservai
l’image persistante, comme figée dans le temps, de ses courbes affolantes. Bon,
maintenant que je savais où et quand Kira travaillait, provoquer une rencontre
serait un jeu d’enfant.
Une heure plus tard, je fis
cliqueter mon porte-clefs contre la porte de mon appartement en location. Je ne
sonnai pas à la porte pour éviter de réveiller Val, mais ma sœur ne dormait pas
et elle vint à ma rencontre en fauteuil.
« C’était quoi ce délire,
tu m’expliques ? Tu m’as broyé le pied, t’es entré dans le bâtiment comme
une furie, on aurait dit qu’il y avait une horde de démons à tes
trousses ! »
Aucune raison de mentir à ma
sœur, je lui dévoilais en détail la facette sombre de mon personnage. La
réaction de Valeria fut inattendue :
« T’as pas réfléchi,
frérot ? T’aurais mieux fait de me mordre au respawn, puis appliquer Voile
dans mon journal pour effacer tes traces ! À ce faible niveau, une petite
perte d’expérience est anecdotique, et tu ne vas pas trouver d’autre Nymphe
sylvestre de sitôt pour valider ta réussite Goûteur ! »
Je protestai : je ne
l’aurais tuée sous aucun prétexte. Mais à ces mots, Val secoua la tête en signe
de récrimination.
« C’est
toi qui gères. Bon allez, Timothy, prends ton petit déjeuner. Tout est chaud.
Et repose-toi avant le prochain quart. Moi je vais me documenter sur les
vampires dans Boundless Realm et définir une progression optimale pour
ton personnage. »
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